Module #4, Québec - Ce qui reste ? Ceux qui restent ?
Juin 2022
Nous traversons pour la première fois de notre aventure un océan. Beaucoup d’eau. N’est-ce pas Marie-Lis ? Mais cette fois elle est salée. Je suis dans l’avion en direction de Montréal assis à côté de deux Québécois, je le reconnais à leur voix. Je viens de regarder Aline le film de Valérie Lemercier. Je suis gêné en tant que français. Elle parle la langue et prend l’accent québécois sous prétexte que c’est une grande admiratrice de Céline Dion. A-t-elle le droit de s’approprier cette langue, cet accent ? La question de l’appropriation culturelle va forcément se poser à nous. Quelle légitimité avons-nous ? Plus nous nous éloignons, plus les problématiques spécifiques aux pays que nous visitons nous sont étrangères. Il y a une réelle découverte même si en amont nous essayons d’aborder, de nous renseigner sur la justice et les injustices propres à chaque pays. Nous arrivons dans un pays secoué par les révélations des pensionnats, des enfants autochtones arrachés à leurs parents. On parle de génocide culturel. Nous sommes accompagnés pour la deuxième fois. Daniel est d’ici. Il est issu d’un peuple autochtone, le peuple Wolastoqey. Il est vidéaste et professeur à Kiuna, université autochtone. Il filmera les contours de nos rencontres. Nous sommes équipés d’une voiture, vu les distances que nous devons parcourir.
- R1 Mylène Jaccoud : Université de Montréal, professeure de criminologie. Elle travaille aussi sur les alternatives en matière de justice pénale. Elle nous parle de justice réparatrice. On apprend que le mot coupable n’existe pas dans les langues autochtones. La justice n’est pas universelle, le sentiment d’injustice n’est pas universel. Première rencontre coup de massue comme la plupart des rencontres de cette semaine. Il est midi. Le soleil est juste au-dessus de nos têtes. Je crains l’insolation. Nous reverrons Mylène en fin de semaine pour un diner. Elle éprouve un réel intérêt pour notre démarche. Ce qui fait plaisir.
- R2 Dalie Giroux : Premier road trip, nous partons en direction d’Ottawa. Je conduis une grosse voiture automatique. On traverse un paysage qui m’est inconnu. Je kiffe. Rendez-vous donné à La Pêche. Nous arrivons dans une propriété, un chalet au milieu d’un bois. Un ruisseau au loin. Les moustiques sont partout. Nous restons pour dîner. L’interview se fera dehors. Un feu est allumé pour éloigner ces bestioles qui ont colonisé notre espace. A quoi peut bien servir un moustique ? Humour grinçant et non approprié. Le chat se pavane. Un écureuil entreprenant souhaite la bienvenue à Fanny. Il a décidé d’aller voir sur sa tête si le monde était plus beau, vu d’en haut. La réalité est toute autre. Il a peur de se faire croquer par le chat. Nous rentrons dans le vif du sujet en écoutant Dalie Giroux, elle aborde la colonisation qu’a subi ce territoire, la domination sur les autochtones. La question de l’indépendance du Québec. Elle nous fait part des alternatives, des avancées, des réflexions, des forces vives qui sont mis en place pour habiter autrement ce territoire. Le ton est donné.
- R3 Julius Grey : Nous avons rendez-vous chez lui. Banlieue chic de Montréal. C’est un avocat de renom et professeur sur les questions des droits individuels. C’est un vieux Monsieur avec une tête toute ronde et de l’embonpoint. Une équipe de tournage de Radio Canada est déjà présente pour une interview. On arrive comme un cheveu sur la soupe. On patiente en attendant que l’interview se termine. Grey a enfermé son chien à l’étage pour ne pas être dérangé. Raté. Il aboie, gratte la porte, aboie, gratte la porte sans discontinuer. Sa femme aussi est montée à l’étage mais cette dernière est plus silencieuse. Vincent en profite pour filmer l’interview de Radio Canada. Il est insatiable. Mise en abime. Notre entretien se fera dans le jardin. On le pose au milieu de la pelouse. J’ai l’impression de voir un nain de jardin ou plutôt un avocat de jardin.
- R4 Chloé Beaudet Centomo : Quelle énergie, quelle voix ! Elle est juriste. Elle travaille pour Justice Probono, elle fait valoir les droits chez les autochtones. Elle est amenée à se rendre dans certaines tribus. Elle nous dit que dans son travail, il faut éviter de s’épandre sur le malheur des gens, éviter les larmes. Nous aussi, dans notre travail, nous avons cette obligation de ne pas juger, de ne pas prendre parti, de ne pas montrer l’émotion des fois qui nous envahit. Je regarde Chloé et je me dis que c’est une femme comme elle que j’aimerais avoir comme avocate. Elle est vraiment brillante. Nos débriefes après les rencontres me manquent. Ils sont comme un sas de décompression. Une manière d’imprimer dans notre mémoire ce que l’on vient de vivre et de comprendre. De se raconter et d’écrire indirectement, avec nos propres mots, une histoire commune. Prendre le temps et donner de son temps, c’est une richesse que chacun peut prendre pour donner à ceux qui en ont besoin. C’est ce que Chloé avec toutes ses compétences offrent à ces peuples autochtones.
- R5 Eva Ottawa : Cette matinée commence par un petit déjeuner dans un café. On est en mode touristes. Prendre le temps est une nécessité au bon déroulement de ces semaines d’immersion. Eva Ottawa a occupé la fonction de grand chef de la nation Atikamekw. Première femme a accéder à ce poste. Aujourd’hui elle est professeure à l’Université. Son cv est long comme mon bras. Elle parle avec tranquillité et s’interrompt quand une personne passe à proximité de notre bulle/entretien. Sa pensée et sa culture englobe tout ce qui nous entoure. Elle parle de droit sacré, de droit naturel, d’univers juridique qui englobe l’univers social. Elle impose un temps qui est le sien.
- R6 Kiuna : Visite guidée du centre d’études collégiales de Kiuna, c’est une Université autochtone. Nous sommes accompagnés de Sylvie et Daniel. Sylvie se présente un peu comme la nounou des étudiants. Daniel, lui, enseigne le cinéma dans ces murs. Historique, fonctionnement et but de cette école, visite des locaux. Sylvie est fière de nous montrer son outil de travail et de nous partager la nécessité d’une telle Université. Les cours peuvent être suivi à distance. Mur de portraits des élèves aillant réussi leur examen. Tous ces visages sont une fierté pour Sylvie. Ils sont l’avenir.
- R7 Vincent Hamelle : Français expatrié, originaire de Montpellier. Peut-être qu’on s’est déjà rencontré ? Nous étions sur Montpellier à la même époque. Il travaille pour un centre d’art autochtone que nous venons de visiter. Il l’a créé avec Evelyne et Karine que nous rencontrerons demain midi. Il aborde le taux de suicide chez les jeunes autochtones. C’est un fléau.
- R8 “Sans nom” : Rencontre surréaliste avec un habitant de St-Casimir. Nous avons à faire à un authentique complotiste. Il ne veut pas de caméra. J’enregistre à ses dépends. Tout y passe. Les puces dans les vaccins. Il faut que je retrouve et réécoute l’enregistrement tellement sa pensée est surréaliste. Il me fait penser à cette dame de Bretagne Romantique qui tenait une supérette. Nous l’avions rencontré lors du module #0. Elle nous avait fait une démonstration complotiste hallucinante à partir de la Une d’un magazine, Capital ou Challenges, je crois. Elle arrivait à démontrer que tout ce qui se passait en ce moment (c’était la période des gilets jaunes) était représenté sur cette Une de magazine. Elle était capable de prédir le futur. Ces gens sont tellement persuadés de ce qu’ils avancent qu’il est impossible de leur prouver le contraire. C’est sectaire. Il créent leurs propres croyances en se racontant de fausses histoires.
- R9 Renaud Bouchu : Habitant de St-Casimir, il nous reçoit dans son jardin qui longe la rivière Ste-Anne. Un pont métallique surplombe le jardin. Des fraisiers ont été plantés. Il a un accent à couper au couteau. On se posera la question par la suite de mettre des sous-titres. Hors de question. C’est un ancien caméraman, entre autres. Il a construit des maisons. Ses origines sont françaises. Il pense qu’il faudrait oublier le passé, que l'être humain se définit par rapport à son territoire et non par rapport à ses origines. Est-ce qu’on peut séparer origines et territoire ? Je ne sais pas trop quoi en penser. Il faudrait poser la question à un autochtone ?
- R10 Karine et Evelyne : Nous déjeunons dans un restaurant autochtone, l’occasion de manger du renne. Ainsi que des pousses de sapin que Daniel nous conseille et que nous mangeons à même l’arbre. Un délice. Nous faisons l’entretien au milieu d’un bois le long d’une rivière. L’eau est omniprésente ici. Cela doit faire plaisir à Marie-Lis. Elle tire un fil depuis notre départ de la Bretagne Romantique. Un fil d’eau. Toutes les deux sont impliquées dans l'autodétermination. Il ne suffit pas de dire ce mot pour que la magie opère. Deux working girls, bien ancrées dans leur territoire.
- R11 Christian Lapointe : Nous sommes arrivés à Québec. Rendez-vous au Théâtre Périscope où aura lieu l’installation et l’activation du module #4, Québec. Christian Lapointe est acteur et metteur en scène, lui aussi manie la langue avec brio. C’est fascinant cette capacité à discourir. Cette faculté, cette facilité à sortir des mots qui font des phrases et qui font sens. C’est ce qu’on appelle le langage, Vincent. C’est fascinant comme concept. Je passe Christian Lapointe au laser. Il y a une folie dans son regard, dans son corps, dans ses gestes. Mais combien sont-ils dans sa tête ? Je crois que je suis jaloux de cet homme.
- R12 Guy Sioui Durand : Rendez-vous devant le musée National de Québec, plaines d’Abraham. La vue sur le St-Laurent est splendide. On s’installe pour l’entretien avec l’ancienne prison dans notre dos. Lui aussi est enseignant à Kiuna. Sylvie et Daniel nous avaient prévenu que c’est un être bien singulier. Un autre virtuose du langage. À sa manière. Il entame une logorrhée que seule son cerveau est capable de comprendre et d’analyser. Il est performeur. De quoi ? Il nous place face à un miroir et nous questionne sur notre légitimité à venir ici. On aborde la Commission de vérité et de réconciliation. Enorme sujet ici au Québec et au Canada. Le dialogue est compliqué. J’ai l’impression que nos questions lui parviennent à contretemps. Quelles lui semblent absurdes, incongrues, déplacées. Il est déstabilisant et je crois que ça l’amuse.
- R13 Nicolas Paquet : Nous avons quitté Québec et nous descendons le St-Laurent en direction de Rivière-du-Loup. Les paysages que nous traversons s’impriment dans ma mémoire. Je ne comprends pas Marie-Lis à vouloir tout le temps photographier l’inattendu. Le détail d’un paysage qui marque à jamais l’instant choisi. Il suffit de regarder par ses propres yeux pour que l’image finisse par nous appartenir. A-t-elle peur d’oublier ? Est-ce que ses yeux lui mentent ? Rimouski, Wendake, Cacouna, Saguenay. Voici quelques noms de villes que j’ai plaisir à réentendre. Plan sur une cascade. Il est cinéaste. On aborde la question des mines de Malartic, de la pollution engendrée, de l’aberration des politiques menées par ces grandes entreprises, de ces jeunes ouvriers aux bons salaires qui travaillent comme des forcenés pour s’acheter la dernière Mustang sortie des usines de fabrication.
- R14 Ermel : Il pleut. On se retrouve dans un parc, ancienne terre des Wolastoqiyik : peuple de la belle et généreuse rivière. Cette traduction doit plaire à Marie-Lis. Ermel, l’ancien qui nous accompagne, nous invite sous une tente et nous propose avant notre entretien, une cérémonie de purification pour l’âme et l’esprit. Comme toute cérémonie, elle est protocolaire, elle densifie l’atmosphère. Elle concentre toute notre attention. Simplement être là. Mélange d’appréhension et la sensation de vivre une chose rare. Ne pas faire de vague. Comme s’il fallait déposer ce lourd manteau qui est le sien. Mettre à terre le monde que chacun porte. Il y a des incantations, de la sauge qui brûle, une plume. La fumée. Le bruit de la pluie sur la tente. Passer ses mains dans la fumée puis sur le corps et la tête. Fin de la purification. Qu’est-ce que cela à provoqué en moi ? Je ne sais pas mais j’en envie de croire. Croire que les choses, les forces invisibles sont à l’œuvre. Ermel nous partage son histoire, son combat. Le droit de chasse et ses terres spoliées qui ont amené la dispersion de cette Première Nation. La reconnaissance de cette tribu. Tout un monde qu’il faut retrouver.
- R15 Pierre Noreau : Fin de journée. Il est 18h. Dernière rencontre de notre incroyable semaine québécoise. Rendez-vous dans une rue de Montréal devant la maison de Pierre Noreau. C’est un universitaire, auteur, président de l'Institut Québécois de Réforme du Droit et de la Justice. La fatigue se fait sentir. Ma concentration est au plus bas. L’activité dans la rue me distrait. Des gens entrent et sortent des immeubles. Les voitures circulent au pas. Je me raconte des histoires en lien avec ce que j’entends. Je vois un homme âgé sur son perron marmonnant, il est en boucle, lui aussi se raconte des histoires. Ça doit être le fou de la rue. Qu’est ce qui s’est passé ? Quelle vie a eu cet homme pour en arriver là ? Que penses-t-il des autochtones ? Je raccroche à Noreau. Je décroche. Je raccroche. Je culpabilise de ne pas porter plus d’attention à notre locuteur. Il fait l’effort de nous parler de nous accorder un peu de son temps. J’entends parler d’aliénation. Le Québec doit s’en sortir. Je décroche. Je raccroche. J’entends Pierre Noreau nous dire : “Il faut peut-être qu'on réussisse à réutiliser, à redécouvrir l'intérêt de la métaphore. Retrouver des images communes.” Des images communes... Je pense, en entendant ces mots et en nous regardant, à ce que pourrait être notre futur spectacle. Mon regard s’élève. Je prends de la hauteur, je survole les érables et je regarde au loin, de l’autre côté de l’Océan les rivages du Caillou qui nous attend.
Résumé de la semaine : Ce que je trouve le plus touchant lors de ces rencontres ce sont les silences. Ce qui ne se dit pas. Ou plutôt, ce que dit le silence. Il est comme une résonnance de la pensée de la personne qui vient de terminer de parler. Ce silence cristallise l’instant. Est-ce que c’est gênant ce silence ? Non, ce n’est pas gênant ? Il crée un trouble pour le locuteur et ses auditeurs. Quelque chose d’important vient d’être dit. Recevoir la parole d’une personne peut-être à la fois d’une intensité rare et d’un ennui. Intensité due à la charge émotionnelle du locuteur.
Coup de cœur : Ermel, Christian Lapointe.
Souvenir rapporté de ce module : Eugenio. Un soir de printemps à Montréal.
Relation fantôme : aucune pour ce module.