Module #5, Nouvelle-Calédonie - Ce qui reste ? Ceux qui restent ?
Juillet 2022
3 jours de voyages, 3 avions. Un arrêt à Athènes. Nous arrivons en plein hiver. Il fait 24 degrés. Le soleil est piquant. J’ai l’impression d’être à l’envers. Nous sommes aux antipodes de la France. Nous avons deux jours de remise en forme. Vincent et Marie-Lis décident de goûter le Pacifique. Ils choisissent la pire plage de Nouméa pour se baigner. Plage de caillou. Nous louons une voiture. Nous ferons le tour de l’ile. Les calédoniens viennent de voter pour le 3ème référendum d’auto-détermination. Auto-détermination, mot déjà rencontré au Québec. “Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ?” Large abstention. Le non arrive en tête. Le referendum est validé par l’État français. En préambule de notre semaine d’entretiens, nous nous rendons au palais de Justice de Nouméa pour assister à un procès. Une affaire de meurtre fomenté par une femme accompagnée de deux jeunes hommes. Un fait-divers sordide. Le psychologue qui A rencontré les trois accusé·es est en train de témoigner. Il dépeint leur profil, leur parcours de vie. L’avocat qui défend la femme est une caricature à lui seul. Arrogant, démonstratif dans ces gestes et son corps. Pour démontrer quoi ? Que c’est un homme en pleine possession de ses moyens. Cette femme a perdu son procès. On apprend les raisons supposées de ce meurtre. La famille du défunt est présente. Je vais mettre de longues minutes avant de poser mon regard sur ces trois accusé·es. C’est la première fois que je rencontre des tueurs. Cette réflexion en moi-même me fait quitter l’audience. C’est trop. Vincent est aussi sorti. Nous rencontrons le vice procureur, Paul Kerfridin. Breton d’origine. Le représentant de la Justice à la Française. Nous allons essayer durant cette semaine de comprendre la coexistence du statut coutumier et du droit civil et pénal. Kerfridin est un amoureux des arts, du théâtre. Nous prenons rendez-vous avec lui en fin de semaine.
- R1 Manu Cormier : De nouveau sur les routes. J'ai le volant en main. Le mode turbo est démultiplié. Le mode nature et découverte est à son paroxysme. Nous commençons par la visite d’un ancien pénitencier transformé en musée. Nous rencontrons son directeur qui est sur le point de partir à la retraite. Je ne peux m’empêcher de penser à ce film, Papillon, qui m’avait effrayé petit. Le bagnard mangeant des insectes trouvé dans sa cellule. Comment peut-on manger une araignée ? Je suis effrayé à l’idée de me retrouver nez à nez avec une de ces bestioles. Surtout qu’ici elles font la taille de ma main. C’est la première stupidité à laquelle j’ai pensé quand j’ai su que je venais ici. Historiquement, la France a colonisé ce caillou dans le but d'y installer une colonie pénitentiaire. En matière de Justice nous allons être servi. Visite des bâtiments. Des anciennes cellules avec pour certaines des mannequins enchainés à l’intérieur. Quelle drôle d’idée. L’un d'eux porte les mêmes lunettes que le personnage interprété par Dustin Hoffman, toujours dans ce film “Papillon”. Le traitement réservé aux détenus est effrayant. Le directeur nous partage son histoire, son ancêtre a vécu dans ce pénitencier. Il se sent d’ici, calédonien. Partir serait perçu comme une injustice. Le contraste avec le paysage est saisissant. Est-il plus facile de vivre l’horreur dans un environnement paradisiaque ? La beauté de la nature vous aide-t-elle à mieux supporter l’insupportable ? Questions inappropriées.
- R2 Alan : Je bloque sur Alan. Je n’arrive pas à exprimer ce que j’ai ressenti en l’écoutant. Une grande émotion. C’est sûr. Il est directeur du Centre Culturel de Voh. Comment allier coutume et modernité ? Il est tiraillé entre deux mondes. Comment faire accepter sa différence ? Pour ravaler mes larmes et cacher mon émotion, je fixe mon regard sur ce régime de bananes en me disant qu’elles doivent d’être mûres. Le goût doit-être diffèrent de celui des bananes sorties des chambres froides. Je suis mal à l’aise. Sa combativité et sa fragilité me bouleversent.
- R3 Marie : Institutrice, nous l’avons rencontrée grâce à Alan. Les présentations ont été faite la veille au soir autour d’une table au Centre culturel. Elle était accompagnée d’une amie qui venait de vivre une sale histoire. Une bagarre entre caldoches et kanaks. Alan pensait qu’on aurait pu faire un entretien avec elle. Elle décline notre invitation. Il semblerait que ce soit difficile de parler. Est-ce que c’est par pudeur, par peur de représailles ? Un ouvrier est aussi présent, il travaille dans l’usine de nickel. Lui aussi refuse la caméra. Nous assistons ce soir-là, à un phénomène bien connu ici. Le ciel devient jaune, orangé. On nous dit que c’est la poussière de nickel qui s’enflamme. L’usine n’est pas loin. Et... Quel est l’impact sur l’environnement ? Personne n’a entendu ma question. Heureusement pour moi. Le lendemain. Nous filmons Marie en pleine campagne. Le long d’un cours d’eau. Elle nous parle de l’absurdité de ce référendum qui vient de se finir. De devoir répondre par oui ou par non, de l’avenir d’une nation. C’est réducteur. Du sabotage conscient de l’Etat français. De ses origines franco-algero-espagnol. De son engagement à vouloir enseigner dans une tribu. On ne comprend pas son choix autour d’elle. Très peu demandent à aller enseigner en tribus. Elle nous demande par certains moments de ne pas mettre certains propos dans le montage qui sera fait la semaine prochaine. Elle n’a pas le droit de critiquer le programme scolaire de son pays. De dire que cela ne fonctionne plus, que l’administration est omni-présente. Je suis choqué d’entendre cela.
- R4 Emmanuel : Directeur du Centre Culturel Tjibaou à Nouméa. Nous courrons après son temps. Nous le rencontrons à Hienghène. La nuit tombe. C’est le fils de Jean-Marie Tjibaou. Figure historique. Combattant pour l’indépendance de la Nouvelle Calédonie. Assassiné en 1989 durant les commémorations de la prise d’otages de la grotte d’Ouvéa de 1988. À un moment, il nous raconte cette histoire entre une roussette et une buse. Ici, la roussette est une chauve-souris. Il nous demande d’apporter une explication à la résolution de cette fable. La buse meurt et pas la roussette. L’une est à l’intérieur de la case qu’elles viennent de construire et l’autre dehors sous l’orage. La buse ne parvient pas à rentrer dans la case pour se réchauffer autour du feu. Nous ne trouvons pas la solution. Quelle morale ? Je me sens comme piégé. Comme hors propos. L'impression que mon état d’esprit, mon ouverture d’esprit est restreinte à ma petite personne. Je n’ai pas les clés pour savoir de quoi on parle. Je n’ai toujours pas compris cette fable à l'heure où j'écris ces lignes.
- R5 Jean Matias : Directeur du Centre Culturel de Hienghène. Je sèche. Je botte en touche. Je n’ai pas les mots. La notion de justice ici est tellement présente. Elle est en chacun des habitants. La colonisation provoque ce sentiment d’injustice. Je ne sais plus quoi dire. Peur de mal dire. De déformer les propos de Jean Matias. Que reste-t-il de ce passage à Hienghène ? La maigreur des chats. De ne pas avoir pu goûter la fameuse roussette. De dormir à même le sol. De ne pas arriver à faire la part des choses. Les plats à emporter de Marie-Lis, qu’elle trimbale pendant plusieurs jours et qu'elle aura du mal à finir. La crème solaire achetée à la pharmacie de Hienghène et qui ne passera pas la douane. De râler encore une fois. La poule symbole du village de Hienghène que je n’ai pas vu. Il faut pourtant aller au bout de ce voyage. Pourquoi se souvenir du pire ? De ce qui semble injuste ? Ce voyage est l’art de la neutralité. Il faut s’effacer pour laisser la place à l’autre, à son sentiment, à son histoire.
- R6 Scolastique : Jean Matias nous a proposé de rencontrer Scolastique. Première fois que j’entends ce prénom. Elle anime des ateliers pour perpétuer l’art du tissage. Nous la récupérons en voiture. Elle nous propose de la déposer chez elle où nous ferons la rencontre. Nous faisons la coutume. Maladroitement. Elle est assesseure coutumière. Scolastique est un prénom d'origine grecque. Il est dérivé de « skholastikos », qui signifie « scolaire ». Elle nous raconte justement qu’elle a participé aux écoles populaires durant les évènements des années 80. Son prénom était prédestiné. Elle nous apprend aussi qu’elle a un prénom coutumier ce qui lui permet de parler en réunion. Sans prénom coutumier, tu n’as pas droit à la parole. Par contre, j’ai oublié son prénom coutumier. J’imagine qu’il doit s’apparenter au mot “générosité”. Justement, nous repartons avec des couronnes tressées en pandanus.
- R7 Daniel Rodriguez : Il est juge et nous sommes invités à diner chez lui le soir même lors de notre arrivée à Poum. Des amis à lui sont aussi de la partie. Ils nous suivront jusqu’à la fin de notre voyage. A mon grand désarroi. Je n’arrive pas à communiquer avec ces gens. Peut-être parce j’ai appris qu’il est médecin et qu’il est contre le vaccin anti-Covid. L'art de la neutralité. Ne pas faire de vague. L’entretien se déroule le lendemain sous une pluie battante. Je suis responsable du son et il est difficile de se battre contre les éléments. J’ai du mal à entendre et comprendre ce qu’il raconte. Encore une fois ma concentration est ailleurs. La pluie nous oblige à rester une nuit de plus. Les routes sont bloquées.
- R8 Koma : Nous l’avons rencontrée sur l’ile d’Ouvéa. La plus belle des Iles Loyauté... il semblerait. Quelle drôle d’appellation Loyauté. Loyauté à qui ? A l’Etat français ? La nuit tombe. Nous faisons la coutume. Elle nous demande pourquoi ? De quels esprits vous parlez ? Nous sommes bien embêtés. Nous nous dépêchons de nous installer pour la filmer au milieu de ses poules. Son humour est corrosif. Elle s’amuse avec nous, dans ses mots, dans son attitude. Elle connait bien la France, elle est venue pour y donner des conférences. Son neveu est installé à Rennes. Elle déteste le mensonge. Les pasteurs ne disent pas la vérité. Elle n’aime pas les conneries qu’ils véhiculent. Elles se bat pour les femmes. Ne plus fermer la bouche face aux hommes. Il faut dire ce qui est vrai. Il ne faut pas mentir. Faut être juste. J’ai l’impression d’entendre la définition de ce que devrait être un acteur.
- R9 Zack : Il possède une vanilleraie sur Ouvéa. Interdiction de la filmer. Fanny s’étonne. Il produit de la confiture de lait à la vanille. Mon pot est resté au camping. Je m’en rends compte une fois de retour sur la grande terre. Zack nous parle d’astiquage, coutume pour remettre une personne dans le droit chemin. Ce sont des châtiments corporels qui font office de punitions. On astique avec une trique. Pratique barbare pour certains, incompréhensible, hors du temps. La loi française punit ces agissements. Je ne sais pas quoi en penser. Je ne sais pas ce qu’en pensent les autres ? Il faut que je leur pose la question.
- R10 Paul Fizin : Nous faisons face à cette imposante sculpture entre Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur qui vient d’être inaugurée en juin 2022 à Nouméa. Des enfants s’amusent autour de ces deux hommes figés à jamais dans cette poignée de main. Paul Fizin nous parle à son tour de réconciliation. Ce mot nous suit depuis le Canada. Il nous dit que la réconciliation est une nécessité mais qu’en est-il de la position de l’Etat français ? Je ne sais pas quoi lui répondre. Oui bien sûr c’est une nécessité. Pourquoi je me sens d’un coup mal à l’aise. Un mot me percute, que je ne comprends pas, “Rubicon”. En fait c’est une expression. “Passer le Rubicon” : prendre une décision hasardeuse irrévocable et lourde de conséquences. Ce soir en compagnie de Paul Fizin, c’est Kava mais ce sera sans moi.
- R11 Oriane : Rencontre improvisée suite à l’absence des deux personnes que nous devions rencontrer au Sénat Coutumier de Nouméa. Elle travaille sur la question de la place des femmes dans la coutume. Des violences faites aux femmes. Elle emploie le terme d’équilibre quand on lui pose la première question sur la justice. L’équilibre est un point fondamental de la vision kanak. Je me dis en l’écoutant que je n’aurai qu’un aperçu de cette vision Kanak et que ce n’est pas grave. L’essentiel se situe dans l’autre, son sentiment, son expérience qu’il soit Kanak ou pas. Son rapport à la Justice dans un espace, un territoire qui est le sien. Il faut vraiment que je me retourne cette question.
- R12 Nicolas Kerfridin : Vice-procureur. Aller au bout du monde pour rencontrer un procureur, assister à un procès. L’appareil judiciaire serait-il plus accessible au bout du monde ? Peut-être parce que nous sommes sur une île ? On tourne en rond ? Pas très probant cette réflexion. J’emploie encore des mots dont je ne connais pas la signification. La probité, mot qu’on n’a pas vraiment rencontré durant ces voyages. “Qualité de quelqu'un qui observe parfaitement les règles morales, qui respecte scrupuleusement ses devoirs, les règlements, etc.” Ce mot me correspond parfois, au grand désarroi de mes collègues. Il y a deux jours nous avons rencontré une femme travaillant pour le Tribunal de première instance de Nouméa. Nous avons eu un aperçu des coulisses du tribunal, de son fonctionnement, des problématiques rencontrées. Ce métier lui coûte. Elle nous a rappelé pour nous demander d'effacer cet entretien. Elle invoque des raisons personnelles et professionnelles. OK. Première personne qui refuse après coup. On filme Kerfridin sur un chemin au milieu de la mangrove. La Justice est dans l’obligation de rendre un verdict, bon ou mauvais. La Justice qui ne rend pas un verdict, c’est un délit. Je tombe des nues. La probité n’est pas une des vertus de la Justice.
- R13 Brigitte : Elle est professeure de français dans un lycée de Nouméa. Nous l’avons rencontré à notre arrivée. C’est la compagne de Guillaume responsable arts vivants du Centre Culturel Tjibaou. Nous sommes partis en randonnée dans un lieu qu’elle connait bien. Elle a l’habitude de venir avec ses élèves pour des projets pédagogiques sur la flore exceptionnelle de Nouvelle Calédonie. Fanny est restée au Centre culturel. Marie-Lis et moi-même avons fait le forcing pour cette escapade. Vincent a suivi. Naturellement. Brigitte veut nous faire voir les forêts sèches et humides du sud de la Nouvelle-Calédonie. Vincent et Marie-Lis en profitent pour interviewer Brigitte pendant la randonnée. Ils sont insatiables. J’ai du mal à les suivre et je n’entends absolument rien de cet entretien. Nous sommes transportés dans le jurassique. La réalité est plus forte que la fiction. Je repense à ce docu que j’avais vu sur l’histoire des fleurs. Je cherche à localiser la plante à fleur la plus ancienne au monde qui se trouve uniquement en Nouvelle-Calédonie. L’Amborella. Recherche infructueuse. On ne s’improvise pas botaniste. Nous finissons cette randonnée par une baignade. Une crique au milieu de nulle part, une cascade nous masse le dos. J’ai marqué à tout jamais cet instant. Dorénavant, il suffit que je ferme les yeux et j’arrive à ressentir la force de l’eau frapper mes trapèzes. C’est un bonheur sans nom.
Debrief de la semaine :
Coup de cœur : Alan
Souvenir rapporté de ce module : matériellement, une couronne en pandanus offerte par Scholastique.