Episode 10/13 - Transcendance
Cela fait déjà 5 jours que nous circulons, et nous devons rejoindre la gare de Montreuil-sur-Ille dans 25 km. La semaine dernière j’avais aussi regardé la fiche INSEE du territoire. C’est un document en ligne qui présente les principales caractéristiques, les données observables à partir des recensements, des remontées économiques de la chambre d ‘industrie, d’agriculture, des organismes sociaux ou des impôts. Il me semblait qu’avoir cette carte en tête nous rappellerait, malgré l’impréparation complète et revendiquée de notre voyage, que nous devons malgré tout avoir conscience des catégories de personnes à qui nous donnons la parole. Une simple question de représentativité, faire correspondre l’image d’un ensemble statistique avec ceux qui l’incarnent à un moment donné. Nous traversons la Communauté de communes d’Ouest en Est pour la dernière fois avant et je réalise que nous n’avons toujours pas discuté avec un seul agriculteur de la semaine alors que nous traversons des paysages cultivés sans arrêt. Je m’arrête dans une ferme qui semble tout ce qu’il y a de plus conventionnelle. Et cela me convient parfaitement. Je retrouve cette sensation que je connais de mon village, pénétrer dans une cour entourée de grands ensembles, se retrouver au milieu de grands bâtiments, hangars, stabulations. J’appelle, personne ne répond. J’attends, toujours rien. J’aurais dû y penser plus tôt. Nous repartons et apercevons dans un champ un tracteur et trois personnes à l’arrière assises et penchées vers la terre, elles sont en train de planter les poireaux. Nous leur faisons signe, elles s’arrêtent. Je me rapproche dans le champ et leur explique à quel point c’est important pour nous de les entretenir. Ils décident une pause et nous nous retrouvons face à face, deux groupes de quatre en miroir, nous sur nos vélos, eux s’extrayant du champ. Nous avons les mêmes âges, je reconnais l’un d’eux pour l’avoir croisé lors de soirées il y a vingt ans ici. Ils se savent privilégiés d’habiter ici, s’en excuseraient presque. Pourquoi toutes les personnes qui se sentent en harmonie avec leur environnement se culpabilise-t-elle de faire corps, comme si le choix de son habitat, de son mode de vie n’allait pas de soi et ne devait pas être la condition première à laquelle consacrer son existence – quand c’est possible - ? Leur choix de vie, ils en sont fiers, travailler dans le respect de l’humain et de la nature. Ils se savent soutenus et considérés par la population en tant que producteurs bio. Le problème principal selon eux, c’est que beaucoup d’agriculteurs ne vivent pas de leur travail mais de subventions, même si tout le monde ne peut évidemment pas vendre local. Pas très loin d’ici, comme partout, les terres agricoles sont à défendre : il y a là une dizaine d’hectares qui partent pour un centre commercial[1], là-bas un projet de centrale à gaz. L’un d’eux s’engage activement, se mobilise tente de mener des opérations, encore faut-il aller chercher l’info, être coordonné, ne pas être comme des moutons. Nous leur demandons s’ils sauraient comment participer à la réinsertion d’un ancien détenu. Le lieu semble paisible, l’équipe accueillante. La réponse est honnête : je n’ai pas cette fibre éducative en moi. L’un d’eux nous dit : quand tu parles de justice, tu parles d’égalité en générale. Sauf que rien que les gens entre eux se jugent tous, parce que l’exemple global c’est celui d’une société matérialiste sans aucune transcendance. On est des animaux grégaires, donc on reproduit un peu ce qu’on voit aussi.
En plein milieu de ces champs, je réalise que la justice a définitivement à voir avec la recherche d’une action plus juste, d’un sens qui lui est extérieur et peut-être supérieur. Peut-on concevoir une transcendance laïque ?
Nous retournons au lieu-dit "La justice" où nous attend Christophe. Il nous parle immédiatement de la question du sens que prend son travail pour lui et pour sa famille. Ça peu vous paraitre bizarre, mais c’est un peu une passion. Christophe je l’ai croisé quelques fois depuis 10 ans, il a officié à l’enterrement de mon grand-père, de mon cousin, des deux maires de Hédé-Bazouges que nous avons enterré en un an, bref, il est présent. Il a construit son entreprise de pompes funèbres à la sortie du bourg, avec une vue assez dégagée pour que toutes ces familles du monde rural conservent un lien avec la nature nous explique-t-il. Lui et sa famille habitent à côté pour être à la disposition des familles au maximum, servir le café, être là pour les démarches administratives. C’est valorisant. S’il y a bien quelque chose de juste dans la vie nous dit-il, c’est que même s’il y a de plus en plus de millionnaires, ce qui me rassure c’est qu’ils partiront tous un jour et qu’ils n’emmèneront rien avec eux.
Je me dis, au fur et à mesure que Christophe égrène les différentes réactions face à la mort dont il a pu être témoin, des plus violentes au plus interdites, que l’injustice serait cet endroit d’incompréhension ultime et… et de vide en fait - Alors des personnes croyantes pratiquantes, nous dit-il, vont certainement mieux le vivre, mais pour des personnes athées cela peut parfois être très compliqué. La séparation n’est plus forcément encadrée par le rituel religieux et civil qui peut être vu comme folklorique. Ces personnes, on doit être investi pour les aider car elles ont toujours mis la mort de côté.
Le rituel des veillées, dans beaucoup de régions n’existe plus, mais ici la veillée perdure, comme en Corse - On entretien un lien avec nos défunts, mon épouse quand elle ferme la porte le soir derrière elle, elle dit "à tantôt". Au revoir. C’est tout.
La justice qui se décline jusqu’à la justesse, celle de la rigueur d’un geste. Mais pour nous ramener les pieds sur terre et éviter toute idéalisation, il nous raconte : on a eu le cas récemment où on a inhumé un monsieur qui était très fort, il n’y avait pas un centimètre de libre dans son cercueil, dans le corbillard c’était tout juste, et le caveau n'était pas du tout adapté donc il a fallu tout gérer. On s'est occupé de tout et lorsqu'on a procédé à l'inhumation, c'était très juste. Trop juste. On parle encore de justice mais là, pour nous, c'était plutôt de la justesse ! Il n’y avait que 1/2 cm de chaque côté pour que le cercueil puisse rentrer.
Exaltés par cette fin d’après-midi, par tous ces kilomètres parcourus sans encore bien comprendre ce qui était en train de se jouer, nous pédalons vers la gare SNCF où nous avions débarqués quelque jours plus tôt et tous ensemble, dans le train avec nos casques, nos sacoches et nos vélos, nous clôturons ce premier module. Profondément ancrés dans cette version autochtone de moi-même, je n’essaie plus de m’en échapper et tisse quelques fils avec des alliés de circonstance, des éclaireurs de voies, des personnes qui décrivent ce qu’elles voient.
[1] Le projet Open Sky , à l’oUest de la métropole rennaise sera stoppé en 2021, mais la surface viabilisée fera malgré tout l’objet d’une mise en vente sous forme de cellules commerciales