Episode 12/13 - Besoin d'ailleurs
Penser l’ailleurs. C’est par cette entrée que je compte poursuivre ma recherche. Quel est l’écart entre ce que nous pouvons entendre de la justice ici et là-bas ?
Je propose à un théâtre d’Aix en Provence et un autre à Avignon de s’associer pour effectuer un module dans la guarigue, autour du pénitencier d’Aix par exemple. Mais cela ne prend pas.
Quelqu’un, une équipe, une structure, doit nous accueillir, sans cela nous n’aurons ni les ressources, ni l’ancrage nécessaire, même symbolique : pour ne pas sembler encore plus hors sol, position que l’on expérimente en tant que tiers, débarquant à l’improviste, non attendu, non expert, non souhaité, non nécessaire ?
Ce vide que créent les refus successifs, les non-enthousiasmes non-dissimulés creusent en moi l’idée que je ne vais pas assez loin.
Cet été-là, je rentre d’Avignon et m’enferme plusieurs jours pour dormir. Je viens de franchir le pas et de subir cette opération de la myopie. Il fait chaud et le matin même l’œil écarquillé, le chirurgien me gratte la cornée avant de me demander de fixer le point rouge qui rétablit mon fond d’œil. Le stress de ne pouvoir échapper à la vue du scalpel, d’être témoin de l’opération en train de littéralement se dérouler sous mon oeil me donne envie de fuir lorsque vient le tour du second.
Je suis épuisé de m’être obligé à voir et passe plusieurs jours et nuits sur mon lit, les yeux fermés ou mi-clos, bercé de valium et de podcasts dans la chaleur de cet été, les fenêtres ouvertes, la fraicheur des tomettes pour seule climatisation.
Quelques semaines plus tard, nous finissons le montage de ce premier film avec le premier vidéaste qui m’accompagne et je me réjouis de voir que cette idée prend corps, que les personnes interviewées sont bien là, restituées dans toute leur verticalité au sein de l’installation à trois écrans imaginée plusieurs mois auparavant. Leurs paroles sont fortes, elles font écho à ce que nous avons appris grâce à elle. Durant le festival qui accueille l’installation vidéo, nous jouons aussi notre précédent spectacle AVEUGLES. Ces quelques jours sont un véritable tourbillon qui emporte tout, nous rangeons l’installation vidéo, le film, le décors du spectacle, le festival tout entier et je clos cette saison supplémentaire en m’envolant pour le Chili, en vacances.
C’est la première fois que je me rends en Amérique du Sud. Nous sillonnons le pays, admirons Valparaiso, je rêve d’un réseau de résidences d’artistes qui relierait différents ports du monde, telles des arches. Nous prenons la route vers le sud et débarquons dans des villes embaumées d’une odeur de bois brulé. Ici les maisons sont de guingois, en plein hiver austral, nous nous apercevons que l’isolation thermique des bâtiments souvent loin d’être optimum en France est ici quasi inexistante. Nous sommes au pays de Pinochet, du laboratoire du libéralisme autoritaire décrit par Grégoire Chamaillou[1] , les infrastructures publiques quasi inexistantes, les aides sociales réduites au minimum, c’est cela que racontent toutes les fumeroles que nous observons depuis la butte sur les hauteurs de … Il fait frais le ciel rougeoyant est magnifique et la ville ouvrière fume de toute part. Dans un bar ce soir-là nous rencontrons deux jeunes qui nous racontent leur vie, leurs attentes dans ce bout du monde. Et nous sentons que les gens n’en peuvent plus. A Santiago les premières manifestations d’hostilités au gouvernement ont lieu et dès notre départ les grandes manifestations contre la vie chère qui mèneront au renversement du gouvernement, à la volonté de renverser 45 ans de contre-révolution débuterons.
J’aime les vacances, mais j’aurais aussi aimé partir en enquête et comprendre ce moment pivot de la vie des chiliens que je n’aurai qu’effleuré.
Je me décide alors à concrétiser ces envies d’ailleurs : je tente d’entrer en contact avec les deux personnes que l’on m’a indiqué pour poursuivre cette enquête sur le sentiment de justice en Nouvelle-Calédonie. Lors d’une conversation whatsapp aux alentours de minuit avec un interlocuteur culturel calédonien, décalage horaire oblige, je comprends l’éloignement, l’impossibilité de cette rencontre à distance, la confiance nécessaire. Je ne pourrai convaincre personne de s’engager à m’accompagner, ni de la sincérité de ma démarche à moins de me rapprocher de sa réalité.
[1] Grégoire Chamaillou, Le libéralisme autoritaire