Il faut tenter de comprendre l'homogénéité dans cette société.
Lors d’un premier voyage exploratoire en mars 2020, Vincent Collet rencontre à Tokyo Yohey Suda, avocat en droit international et Megumi Wada, avocate de Carlos Ghosn. Il y est question de la construction du rapport entre le collectif et l’individu, de droit international, de l’affaire Carlos Ghosn et de la place des minorités, autant de sujets qui résonnent d’un bout à l’autre du globe.
Extraits :
- Vincent Collet
- Est-ce que la question de la défense des droits de l’individu est compliquée au Japon ?
- Yohey Suda
- Je pense que la pression de l’opinion publique constitue un élément assez important pour la mise en œuvre de la loi au Japon. Et j’ai senti cette tendance notamment pendant le festival d’art contemporain qui s’est déroulé [en 2019] à Nagoya. Il y a eu une controverse à cause de certaines œuvres exposées jugées trop « polémiques ». À cause de la pression des hommes politiques et d’une partie du public, l’exposition a été fermée. Il s’agissait d’une véritable atteinte, d’une sorte de censure que j’ai jugée inacceptable. Normalement la liberté d’expression ne peut être limitée, sauf dans le cas où celle-ci porte atteinte, et d’une manière imminente, à la sécurité. Ce n’était pas le cas et pourtant c’est ce qu’il s’est passé. Après beaucoup d’opposition de la part des artistes, l’exposition a été rouverte, seulement une ou deux semaines avant la fin de l’exploitation. Dans cette histoire, j’ai senti la tendance de placer l’avis du public « en général » devant le droit d’expression d’un individu.
C’est une pression de la part des avocats, des artistes, des juristes et des journalistes qui a permis la réouverture. Il y avait une partie du public qui manifestait clairement contre la fermeture de cette exposition.
Auparavant, ce type de manifestations, pour défendre la liberté d’expression, avaient moins d’impact. Mais dans le cas de Nagoya c’est devenu plus important que par le passé. - VC
- Il y aurait donc une progression dans la défense par l’opinion publique de ses droits d’expression ?
- YS
- D’une certaine manière oui, il y a un progrès. Dans le sens où les artistes, les juristes sont devenus plus conscients de la nécessité de défendre les droits de l’individu, les droits fondamentaux. Mais dans le même temps, il y a des mesures que l’on peut considérer comme de la censure qui se mettent en place. Par exemple, cette année il y aura une exposition à Hiroshima, mais déjà les autorités essaient d’installer une sorte de comité qui surveille la sélection des œuvres. Comme le contre-pouvoir pour la défense des droits fondamentaux se renforce, le pouvoir lui aussi devient plus fort. L’année 2020 est une année assez importante pour la liberté des artistes.
- VC
- Comment expliquez-vous le fait que le rapport de force se cristallise dans plusieurs endroits ?
- YS
- Je pense que l’autorité lit et comprend l’avis de la majorité de la population. Et malheureusement l’avis de la majorité de la population souvent ne comprend pas la liberté, le droit fondamental des individus. C’est peut-être dû au fait que le Japon n’est pas un pays occidental, du fait que l’individualisme n’est pas bien fondé dans la société, d’une manière profonde.
- VC
- En Occident, l’individualisme est devenu une sorte de « gros mot », associé aux excès du capitalisme et à un égoïsme, alors qu’ici j’ai l’impression que c’est l’inverse : ce mot symbolise la défense de la liberté de l’individu.
- YS
- Je pense qu’en Europe occidentale, après la révolution, après la lutte contre la monarchie, l’individualisme est devenu une sorte de norme, mais qu’on est allé trop loin, et qu’il s’agit aujourd’hui d’effectuer un recul, dans le bon sens, pour remettre en place des limites, une solidarité, faire la balance entre l’individualité et les solidarités. Il faut passer par l’individualisme avant de prendre du recul et de mélanger les deux éléments, mais le Japon n’a vécu aucune période permettant l’essor de l’individualisme au cours de son histoire comme en Europe.
- VC
- Lors de l’affaire Carlos Gohn, la garde à vue telle qu’elle est pratiquée au Japon a été perçue comme une épreuve complexe et très loin des standards internationaux. Est-ce qu’ici, cela a été critiqué de la même façon ?
- Megumi Wada
- Au Japon, cette critique a surtout été le fait des avocats. Et ces critiques internationales ont été vécues pour nous comme la possibilité de faire évoluer les lois du pays sur la détention préventive. Malheureusement, le public ne s’intéresse pas particulièrement à ces questions, mais l’affaire Carlos Gohn a permis de concentrer l’attention du monde entier sur notre système et c’est très important... Le système juridique est très différent ici. Parfois des citoyens sont détenus pendant plus d’un an avant leur procès, tout en étant innocents, sans pouvoir communiquer avec leur famille, c’est tellement stressant. Et le pire c’est pour les étrangers qui n’ont pas de visa et ne peuvent être libérés sur caution car la loi ne le leur permet pas. Parfois pour quelques grammes de marijuana, c’est insensé !
- YS
- (…) Malgré toutes ces recommandations et critiques de la communauté internationale, le Japon ne bouge pas. Je pense que le manque de connaissance, même parmi les juristes sur le droit international, est une part importante du problème. Très peu de juges prennent en compte les droits de l’homme dans leurs décisions malgré les recommandations de divers comités au sein des Nations Unies qui surveillent leur mise en œuvre. (…) Par exemple il y a une convention à l’ONU qui vise à diminuer l’incitation à la haine vis-à-vis des minorités. Au Japon, alors que l’état a signé cette convention, les propos jugés discriminants, notamment vis-à-vis des Coréens, ne sont pas criminalisés au nom de la liberté d’expression.
- VC
- Mais c’est un peu contradictoire, puisque vous disiez que la liberté d’expression elle-même pouvait être réduite dans le cadre de cette exposition pour satisfaire l’opinion publique ?
- YS
- C’est contradictoire je sais bien. Il y a des éléments où la liberté d’expression n’est pas respectée et d’autres où elle devient un argument.
- VC
- Est-ce que dans les deux cas, le point commun ce ne serait pas une importance démesurée de la doxa, le sens commun ?
- YS
- Je crois qu’il y a moins de tolérance dans la société japonaise pour ce qui est différent, une pression pour l’homogénéité. Dans l’exemple des paroles qui incitent à la haine à l’encontre des Coréens, cela ne bouge pas parce qu’ils sont une minorité. L’art pose aussi un problème car il expose un point de vue politique différent de la majorité et c’est pour cela que l’autorité vise à limiter cette liberté d’expression. Pour résoudre ce paradoxe il faut tenter de comprendre la pression vers l’homogénéité dans cette société.
- VC
- Est-ce que le travail que vous faites aurait alors pour objectif de lutter contre l’homogénéisation ?
- YS
- Moi oui, en tant que membre du Comité du barreau pour la défense des droits de l’homme. Oui et je dirais que même s’il peut s’agir de Français au Japon que je défends par exemple, il s’agit d’une lutte pour défendre les minorités.