Episode 6/13 - Juger en équité
Nous reprenons nos vélos et poursuivons ces questionnements dans le creux de nos pensées au milieu des champs de blé et de maïs qui nous mènent droit au pays du granit. Stéphane nous dit son amour de la pierre bleue. Ancien cheminot, il vient de se réinstaller dans cette commune, unique à ses yeux – chaque commune a son propre caractère et il nous en détaille les raisons. Il y a des îles, des clochers et des batailles. C’est politique. À quelques kilomètres d’ici c’était un bled très catholique, très très à droite, ici c’était beaucoup plus à gauche, voire un peu d’extrême gauche et forcément les rapports s’en ressentaient.
Pour Stéphane, l’attachement à son village, c’est un attachement aux pierres, pas à la terre comme dans le monde agricole, sûrement parce qu’on y exploite des carrières depuis 150 ans. Mais ce n’est pas vénal, s’empresse-t-il de préciser. Au sein de son village qui l’a vu revenir cette année pour la retraite, une communauté qu’il analyse tel un organisme vivant, il nous parle plus précisément de sa maison, celle que sa mère lui a transmis sur son lit de mort - une boule dans la gorge dans un moment de transcendance. Il se sent à sa place ici, comme tous ces déracinés qui reviennent sur leurs terres, bretons montés à Rennes, montés à Paris - c'est étonnant l'appartenance qu'on peut avoir malgré nous à une région – nous dit Vincent qui s’apprête lui aussi d’ici quelques semaines à retourner s’installer près de sa mère vieillissante et y voit un écho.
- L’injustice c’est de ne pas respecter ce que l’on a fait pour nous – sera pour Stéphane une manière de nous dire combien la famille est tout pour lui. Au-delà de son village-refuge auquel les gens qui y vivent sont de moins en moins attachés malgré tout – il y a l’engagement toujours vivace pour son entreprise, la SNCF, qui lui a permis de « se remettre à niveau intellectuellement, de passer des examens ». Et filant la métaphore, il nous dit que c’est dans les familles qu’il y a les plus grandes injustices : dans son village, c’est la silicose, la maladie des mineurs, et chez les cheminots, l’injustice morale qui consiste à toujours entendre qu’on est payés à rien foutre. Quand ils ont construit la ligne LGV entre Rennes et Vitré, une voyageuse avait écrit à Ouest-France - je ne sais pas si vous retrouverez l'article - qu'elle avait été surprise parce que quand le train était passé, elle avait vu les cheminots appuyés sur leur outil à regarder. Le directeur de la région à l'époque avait répondu à cette dame par voie de presse que la SNCF demandait à ses ouvriers de ne pas se mettre au milieu de la voie quand le train passait- ça prouve complètement le ridicule de la chose. Porter un jugement. Porter un jugement sur des choses qu'on ne connaît pas.
Quand nous rencontrons Françoise le lendemain, elle nous alerte sur un cocktail social selon elle explosif. Ancienne avocate de la défense, elle replace l’équité au centre de tout, et au fil de la discussion arrive cette équation à laquelle tout se résume : juger en équité. Elle distingue tout d’abord l’institution judicaire de l’esprit de justice que chacun porte en soi mais qui est aussi dans la conscience collective.
Elle nous rappelle qu’évidemment le droit n’est pas toujours compatible avec l’équité, dans le sens où chacun devrait avoir à tout point de vue, sa place dans la société. Cela se joue à tous les niveaux, à l’école tout d’abord mais aussi dans l’accès aux soins, au pouvoir d’agir en justice, d’être offensif. Elle voit de son côté beaucoup de gens sans défense. Encore une fois il s’agit de démocratiser l’accès à la justice, et d’éviter des morts civiles qui sont prononcées au quotidien – c’est quoi des morts civiles ? – et bien des licenciements pour cause vague, des endettés face à des banques à qui l’on donne raison - et elle n’est pas sûre qu’il y ait une réelle conscience de la justice au quotidien tant que l’on n’y est pas confronté soi-même. C’est elle d’ailleurs qui est à l’origine de la Maison des services où nous étions passés six mois plus tôt.
« C’est bizarre tout de même parce qu’on est en train de dire que la justice, l’institution c’est l’Etat et c’est principalement contre cet Etat qu’il va falloir bousculer. »
Elle fait à ce moment-là référence à la commune de Langouet : en juillet 2019, voilà deux mois que son maire a promulgué un arrêté limitant l’utilisation des pesticides sur sa commune. L’affaire a fait l’actualité. Alors qu’en tant qu’autorité locale il s’autorise à prendre des décisions pour préserver les terres, l’Etat en vient à saisir la justice administrative pour casser l’arrêté. Le principe de précaution permet-il de nouvelles règles du jeu ? L’élu devient activiste pour une application contraignante avec effet immédiat. La création de nouveaux cycles écologiques passe avant tout par l’arrêt de certaines pratiques, la réorganisation de cycles de production complets. Mais comment accélerer les processus ? Comment l’Etat en vient-il à incarner ces résistances au changement, lui dont on ne sait plus très bien de qui il défend les intérêts : doit-il être garant de la liberté de commercer, du devoir constitutionnel de toute personne à prendre part à la préservation de l'environnement [1], ou prendre la défense de citoyens inquiets ? Entre lobbys et santé publique que feront les juges du tribunal admnistratif ? En février 2021, La cour administrative d'appel de Nantes confirme l'annulation de l'arrêté anti-pesticides pris en mai 2019 et réfute la capacité d’un maire à appliquer un quelconque principe de précaution qui excèderait son champ de compétence, comme tenter de maitriser la pollution des sols dans l’objectif de faire évoluer le droit national par exemple, quand bien même il y aurait une carence avérée de l'Etat à protéger les riverains[2].
Mais alors qui pour exercer cette défense ?
Au pénal nous dit Françoise, nous sommes toujours sous une procédure inquistoire, seuls les juges d’instruction peuvent diligenter des enquêtes, des experts et la défense est exclue de la recherche de la vérité, c’est-à-dire que la défense est seule face à toute une institution dans le cadre d’une procédure pénale inéquitable, qui touche directement aux libertés. Est-ce que le système juridique dans lequel on évolue, qui ne permet pas en France au défenseur d’aller chercher la vérité, influe sur la façon dont les gens ressentent la justice dans leur pays, voire même ce sentiment de justice ?
Il y a forcément un lien, nous dit-elle. Car les gens ne se rendent pas compte de ce système et de la manière dont l’institution peut porter préjudice à la collectivité. Elle continue en nous parlant de la médiatisation orientée des faits divers, de la manière dont on dramatise, dont les informations passent en boucle et donnent la sensation que nous sommes dans une société où la justice ne s’exerce pas. Est-ce que la justice est vengeance ? Adapter la sanction pour protéger la société alimentent les débats des plateaux TV mais comment sans arrêt rappeler la présomption d’innocence ?
Dans un concert de grenouilles assourdissant, elle nous pose cette question en écho avec l’évolution inquiétante des discours radicaux : « en cas de référendum d’initiative populaire, demandez aux personnes que vous rencontrerez ce qu’elles pensent de la peine de mort ».
[1] inscrit à l’article 2 de la charte des de l’environnement
[2] https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/ille-et-vilaine/rennes/l-arrete-anti-pesticides-du-maire-de-langouet-definitivement-annule-1943824.html . À la suite de cette affaire, le 22 janvier 2021, le gouvernement publie un décret étendant à partir de juillet 2022 les interdictions d'usage de pesticides dans des lieux comme les jardins, les copropriétés, les parcs privés, les cimetières ou les campings.