Episode 8/13 - L'humain
Nous poursuivons notre traversée des communes sans savoir qui nous rencontrerons. Il est 15h et plusieurs tractopelles creusent des tranchées, au milieu des bips, de la poussière et des apparitions d’hommes en gilets orange. Nous demandons à l’un d’eux s’il veut bien nous parler. Il se détache du groupe et nous partons à la recherche d’un endroit plus calme, dans l’un de ces hangars tout au fond, en nous disant qu’il doit probablement voir le paysage changer puisqu’il le fait lui-même changer. Il connaît forcément la commune en elle-même, puisqu’il travaille sur ce chantier depuis 6 mois, mais il ne connaît pas du tout le terrioire, il n’est pas dispo. Logique. Il nous parle cependant très franchement des conditions de son métier, de l’absence de baudriller qu’il réclame à son employeur depuis des mois, tout comme l’embauche d’un collègue pour assurer les conditions minimum de sécurité sur le chantier, où les postes sont pourtant complémentaires, le chauffeur, le suiveur.
Il dénonce le fait d’être le seul entre l’élu et l’entrepreneur à avoir en tant qu’ouvrier une conscience professionnelle, à se rendre compte que la prévision notée sur le papier n’est pas juste. C’est facile sur le papier, mais lorsqu’il creuse, lui, surprise, un réseau non indiqué, aucun filet de protection ne vient signaler telle canalisation. « Il faut être réfléchi » nous dit Jérémy, « il ne faut pas penser qu’à soi, mais aussi aux gens qui vont intervenir dans le futur ». Ces plans mal faits, la sécurité au rabais, ce pantalon jaune qu’on lui a refusé ce matin encore devant Monsieur le Maire, cette baisse des effectifs, il n’y a qu’un mot pour la décrire : la concurrence. La sous-traitance des marchés qui permet de créer des marges à chaque étape sous-traitée et qui oblige à rogner les moyens que pourtant la puissance publique avait délégué.
Il est 16h et je propose de nous arrêter dans cette dernière commune où le balai des voitures devant la boulangerie pourrait nous permettre une rencontre au hasard avant de rentrer au camping. Cette question du corps témoin de sa propre injustice, qu’on ne sait où ranger continue de m’habiter.
J’aborde une femme le long de ce tout petit trottoir coincé entre un mur de la maison et la voiture garée où se tient un adolescent. Je lui présente brièvement notre projet et l’incongruité de notre démarche, aurait-elle un moment à nous accorder ? Cette rencontre arrive à point nommé. Elle nous donne rendez-vous une centaine de mètre plus bas, devant l’église et va se garer. Son fils restera dans la voiture. Ils sortent d’un entretien avec la directrice de la MFR (Maison Familiale Rurale) et son fils n’aura pas de place là-bas à la rentrée prochaine. « Un discours hyper fermé » nous dit-elle, qui là tout de suite lui paraît injuste.
On parle beaucoup d’inclusion, mais on est loin de l’inclusion, c’est très violent. La directrice lui dit « mais nous on est bienveillants », alors qu’elle vient de lui balancer dix fois la phrase « mais nous ne sommes pas des éducateurs ». Mais qui l’est ? Qui le sera pour lui ? Sandrine se rassure en nous expliquant qu’il est encore jeune, très jeune. Elle le rassure en lui disant qu’il y a un projet, qu’il faut prendre le temps, qu’il a le temps, d’un façon différente.
Cette maltraitance elle la vit pour elle-même, à la maison de retraite où elle travaille et où les cadences sont infernales, elle la vit quand elle regarde les châtaigniers de plus de 100 ans qui sont accusés de ne plus rien valoir par un agriculteur qui les fait tomber et qu’elle interpelle. Elle nous raconte que bizarrement, ce même jour elle tombe sur un petit article qui raconte comment le châtaignier a sauvé quantité de régions il y a une centaine d’années, dont la Corse. Son bois avait servi à se chauffer, à nourrir les animaux, et les gens aussi en faisant de la farine. Non le châtaignier ça ne vaut pas rien. « On n’est pas là pour être hyper performant » conclut-elle rayonnante et fébrile à la fois, « on est là pour apprendre ».
Ce soir là, nous parlons longuement de cette capacité à surmonter et transformer ce rejet de l’extérieur, de l’institution qui s’incarne directement sur le terrain au travers de figures d’autorité mais qui semble éloignée pourtant, des personnes qui se sentent dépourvues face à la différence. Nous commençons à cerner ce qui se joue vis-à-vis de l’injustice institutionnelle, à pointer le sentiment qui se développe lorsque les cadres qui sont censés te défendre jouent au final contre toi. Autant de micro-jugements, de prises de décisions en réalité individuelles et prises selon des normes et des règlements dans les entreprises, les services publics, les services sociaux. Marie-Jeanne notait la différence entre le droit et la justice, Jérémy la déresponsabilitation quand on oublie les conséquences concrètes qu’engendrent nos décisions, quel que soit les échelons.
Nous sentons poindre la fiction imaginaire qui entoure tous les actes administratifs.