Le départ

Type de document
journal de bord
Lieu·x
Genève
Date
septembre 2020
Auteur
Marie-Lis Cabrières

J’arrive en avance à la gare, j’ai le temps de boire un café et de manger une brioche. Accoudée au comptoir, je me demande quelles sont les douceurs suisses dont je vais pouvoir me goinfrer ?  

Rien ne me saute à l’esprit, cette question ne m’amuse finalement pas du tout car si je veux une douceur suisse, je peux aussi entrer dans le premier Relay ouvert, prendre une tablette de chocolat Lindt ou Nesquik, et me goinfrer de chocolat Suisse sans être en Suisse.  

Bon.  

Je ne profite pas du tout de ma brioche, de toute façon je déteste les départs, je ne vais pas faire semblant même si je suis en avance. Non je ne mange pas ma douce brioche avec légèreté. Oui j’ai du mal à mâcher cette grosse brioche sèche. Je ne vais pas remplir le temps d’attente de mensonges, je ne vais pas rêvasser aux douceurs locales dans un monde malade de mondialisation. Le départ n’a pas encore sonné et je l’attends un morceau de brioche coincée dans la trachée. 

Je reçois un message de Sylvain qui est à la chasse avec Luci, c’est l’ouverture. Il m’envoie une photo d’elle sur un rocher qui mange une compote. Je leur envoie la photo de la dernière moitié de ma brioche, qui va bien avec la compote.  

Attendre un train. Attendre un chevreuil. Chacun sa chasse, chacun son gibier à regarder. Ma bouche est sèche, limite pâteuse avec des bouts de brioche, mais je reste aux aguets.  

 

20 septembre, nous sommes dans le train en direction de Genève. Fanny est en face de moi la tête penchée sur le livre de Marielle Macé Sidérer, considérer. Je regarde quant à moi un documentaire sur Arte qui présente une brève histoire de la Suisse.  

De temps en temps, nous nous montrons du doigt les paysages que nous traversons comme pour ne pas bâcler ce moment d ’ « approche », malgré la nécessité de préparer la suite.  

Pour une semaine de résidence à l’étranger, il y a une mise en condition nécessaire mais :  devons-nous ingurgiter le maximum d’informations ou nous laisser aller et voir ce qui se passe ? 

Je suis plutôt adepte de la « rêverie active » (« être aux aguets »), mais je ne sais pas quoi regarder ? Je n’ai pas assez lu. Je n’en sais pas suffisamment. Que dois-je savoir ? 

Nous levons de temps en temps la tête, Fanny de son livre, moi de mon écran et poussons de hauts cris lorsque la fenêtre se remplit de roches ou de rivières. Coïncidence, le documentaire que je regarde parle de la Suisse tellement brièvement que j’apprends seulement que c’est un pays de montagnes et d’eau.  

Nous ne sommes pas insensibles à ce genre de paysage : Fanny me montre le fleuve d’un bleu jamais vu. Sans le quitter du doigt, elle fait les grands yeux et fait des bulles avec son masque. Quelques minutes plus tard c’est à mon tour de lui signaler une paroi rocheuse et vertigineuse en poussant un borborygme bien trop fort pour quelqu’un dans le train mais le son du documentaire (sûrement une chute de pierre sur la face nord Est de l’Eiger) me fait oublier la réalité de notre situation.  

La réalité de notre situation ? Nous sommes dans le train, sans arrêt jusqu’à Genève, impossible d’ouvrir la fenêtre à moins de la briser, inaccessibilité du paysage, nous ne faisons que passer à vive allure. Cette situation se retrouvera-t-elle dans notre périple ? Allons-nous rester derrière la fenêtre ?  

Je regrette amèrement de ne pas avoir pris mes nouvelles chaussures de montagne et je pense à François Jullien, philosophe et sinologue qui a écrit sur le paysage. Il précise que la traduction chinoise de paysage est : « montagnes, eaux ».  

Parler de la Suisse comme d’un « pays de montagnes et d’eaux », comme c’est le cas dans ce documentaire, c’est dans la pensée chinoise parler d’« un pays de paysages ». Le mot « paysage » fait un peu découpe, comme une carte postale, « Montagnes, eaux » nous invite à se chausser pour aller voir tout en haut et tout en bas. Entrer dans le paysage, arrêter le train, traverser la fenêtre… 

Bon. 

Je pose le pied sur le sol Helvète ma gibecière en bandoulière.