Episode 1/13 - Prémices
En tant qu’artiste, mâle, blanc, homosexuel, porteur de projet, chef d’entreprise, enfant du pays, je décide un jour de 2015 de planifier quels seront les prochains spectacles que je mettrai en scène durant la dizaine suivante.
C’est par un travail d’introspection simple que je me détermine, mais surtout que cette idée me vient. J’écume les quelques idées, les envies de lectures théâtrales qu’il me reste, car à cette époque déjà je ne crois plus trop à l’idée d’emprunter un texte à un auteur, de me fondre dans sa pensée et de faire porter les mots de ses personnages à des acteurs que je devrai convaincre du bien fondé de porter ces paroles à la scène et de la manière de les dire la plus convaincante en fonction de leurs egos, de leur vécu et de leurs capacités.
Pour autant, certains textes font toujours écho. J’en choisi quelques-uns , pas toujours dans leur totalité, parfois simplement pour un échange à l’intérieur duquel se situent quelques dialogues qui m’évoquent une performance, une radicalité, puis je tente de comprendre ce choix qui n’a pas de sens de prime abord.
Un schéma fini par se dégager au bout de quelques jours, et la question du pouvoir se dessine. Le pouvoir comme je l’expliquerai dans le même dossier maintes fois remaniés, en tant que capacité autant qu’exercice d’une puissance, pour l’individu comme pour l’institution.
Finalement, le projet ne comportera que 3 pièces, un tryptique, avec la même équipe d’acteur·ices. Alors que les deux premières se basent sur une réinterprétation de classiques – car là était mon point de départ, répondre à l’injonction de l’institution de faire ses classiques, comme un bon élève qui ferait ses classes – la troisième n’est qu’une étude, menée empiriquement qui doit aboutir à une pièce, l’aboutissement d’un long processus.
J’ai décidé de ne pas lutter contre cette commande que je suis le seul à m’être fait au final, « faire mes classiques » , et redécouvre mon penchant pour une compréhension archétypale de nos comportements, je réinterroge nos mythes pour mieux saisir ce qui nous constitue en tant que société.
C’est pourquoi à l’issue des deux projets guidés par des fictions théatrales que nous ne jouerons jamais mais qui n’en constituent pas moins la base de nos réécritures, j’assume l’absence de fondement fictionnel pour ce troisième projet et décide de prendre en pleine face cette question : qu’est-ce que la justice ? Quel est notre besoin de justice ?
Je serai toujours impressionné par la manière dont ce thème cueille chaque personne rencontrée, la ralentit, l’oblige à une introspection en direct. L’écueil étant les théories toute faites, de ne finalement jamais demander un avis, mais plutôt un ressenti, un détail, l’exercice qu’iels ont pu faire de cette notion, leurs observations.
Nous sortons sur le trottoir, devant le théâtre, dans une commune de 2000 habitants où les passants se font rares et où nous préférons aborder pour ce premier entretien maladroit la restauratrice qui sort de sa crêperie juste en face. Elle vient de terminer son service et entre deux voitures nous la filmons sans avoir vraiment réfléchi au cadre que nous voulions. Il nous semblait clair que chacun de ces entretiens devait être enregistré. Elle se prête à l’exercice, la caméra la met mal à l’aise. Elle nous parle des charges auxquelles elle doit faire face, de l’URSSAF et je me dis que le sujet est trop vaste, que chacun va déverser ce qui le déborde sans nous éclairer sur notre propre sujet. Nous poursuivons cet après-midi-là et rencontrons le médiateur de justice qui exerce dans la commune. Il se trouve que c’est aussi le trésorier de notre association, ancien proviseur. Il nous met tout de suite dans la prosodie du droit, de ce que cela pourrait être de parler avec des magistrats, de traiter d’affaires judiciaires, de faits divers. Malgré l’intérêt de ce que nous apprenons ce jour-là, je me rends compte qu’une dimension me manque : Comment renverser ce sentiment que la justice est éloignée, rébarbative ou emprisonnante ? Je dois voir du pays. Je dois sillonner un chemin, creuser mon propre sillon, nous mettre au travail, que ce groupe tente ardemment de comprendre quelque chose à son sujet et aille au-devant, ne soit pas écrasé par celui-ci.
Sans filet je tente de mettre au point un protocole. J’appelle ça dans un premier temps un portrait de territoire. Je pars du constat que la justice est une notion éloignée pour la plupart des gens alors que ce qui m’est apparu lors de notre précédente enquête c’est que le sentiment de justice, de ce qui est juste est pourtant ce qui nous guide chacun au quotidien, ce sur quoi nous nous sommes bâtis, consciemment ou pas.
Comme s’il était possible de saisir quelque chose de ce qui nous entoure en interrogeant des personnes au hasard et de sentir ainsi l’esprit du temps, je propose à mes camarades d’effectuer l’expérience suivante : sillonner notre voisinage durant quelques jours, s’immerger et entendre les nœuds, les acceptions différentes de la justice qui se logent sur ces quelques kilomètres carrés. Et entendre la diversité.