Qu’est-ce qu’une décision juste ?
Ressentir la (l’in)justice
Qu’est-ce que le sentiment de justice ? C’est l’une des questions qui traverse les échanges suscités par les artistes-enquêteur.ices du projet JUSTICE·S au gré de leurs rencontres aux quatre coins du monde. « C’est un sentiment profond qui est en nous et éclot en fonction d’évènements. C’est un apaisement : “j’ai eu gain de cause”, “j’ai eu une réponse à mon attente”. »[1] « C’est un sentiment d’équilibre » et pour l’éprouver, il faut « provoquer le déséquilibre, pour y revenir ». Et si le déséquilibre, l’injustice, était un préalable, une condition nécessaire au sentiment de justice ? Si le sentiment de justice naissait nécessairement d’une injustice qui aurait été corrigée ? S’il ne pouvait que succéder à celui ressenti face à un abus de pouvoir au travail, à l’école ou dans la rue , lorsque la loi n’est plus respectée par l’autorité chargée de la faire appliquer ; face à la dépossession de son territoire, de sa culture et de son histoire ; face à l’oppression et aux violences subies du fait son origine ou de son identité sexuelle ; ou simplement face au malheureux hasard, à l’accident … ?
Plus palpable, plus puissant que celui de justice, le sentiment d’injustice « travaille très fort à l’intérieur, ça noud un petit peu tout, ça remue » ; « tu te sens moins que rien quand il y a une injustice. Tu te sens diminuée, humiliée, écrasée. (…) L’injustice peut mener à la destruction de la personne ». Face à elle, « il faut trouver les arguments » pour pouvoir se défendre. Parfois déniée, confisquée ou encore formatée , la parole joue un rôle essentiel dans le combat pour la justice. « La parole humaine est intimement liée à la question du pouvoir. Parler, c’est demander à l’autre de reconnaître le fait que j’existe. Dans la parole, il y a l’idiome de la justice ».
Mais comment passer d’une situation d’injustice au sentiment de justice ? Comment atteindre ou rendre la justice ? Il peut parfois s’agir de « démêler le vrai du faux », de rechercher la vérité en confrontant les points de vue ; on peut considérer qu’il n’existe pas une vérité mais des vérités, et que rendre justice consiste à « faire la lumière sur tout ». Mais lorsqu’il s’agit de prendre une décision, doit-on « écouter son cœur » ou au contraire « mettre à distance l’émotionnel » ? Il faut pouvoir « s’appuyer sur le droit », sur des règles, sans quoi l’on risque d’en rester au « jugement personnel », subjectif. L’application du droit et de la loi n’est pour autant pas mécanique et suppose une part d’interprétation ; « l’arbitre est là pour être juste par rapport à une règle », autrement dit pour interpréter la règle de façon juste. L’exigence d’impartialité, à laquelle sont soumis les magistrats professionnels, garantit-elle pour autant une parfaite neutralité des décisions ? Les avocats savent mieux que quiconque qu’ils n’ont pas les mêmes chances d’obtenir la libération d’un client selon le juge qui examinera leur demande de remise en liberté ; une “vérité” tirée de l’expérience corroborée par la science, qui démontre que les décisions de justice sont soumises à l’influence des opinions et de la sensibilité des magistrats[2], et même à leur degré de fatigue ou de faim au moment de délibérer[3].
De la justice à la justesse
Une décision légale, prise en conformité avec la loi, est-elle pour autant forcément juste ? C’est la question que semble poser Marie-Jeanne qui, telle Antigone à qui la loi du royaume interdit d’enterrer le corps de son frère, se voit contrainte par un arrêté municipal d’abattre un arbre – une décision légale qui lui semble injuste. Ailleurs, ce sont des individus qui sont poursuivis et parfois condamnés par des tribunaux au titre de l’aide à l’entrée et au séjour irréguliers de personnes étrangères, pour ce qui relève pour eux d’un devoir moral de solidarité[4]. Ainsi que le souligne le théoricien Hans Kelsen, « une norme juridique peut être considérée comme valide, même si elle est contraire à l’ordre moral »[5]. Pour le pire comme pour le meilleur, tout dépend des situations et des points de vue : si l’homosexualité peut être jugée immorale dans certains ordres normatifs religieux ou culturels, la loi française sanctionne les actes homophobes et garantit le droit au mariage aux couples de même sexe.
Aussi, transgresser les règles ou la loi n’est-il pas parfois le seul moyen d’atteindre la justice ? « Quand il y a des troubles psy, aller brut de pomme dans du cadre, ça ne marche pas. Certaines situations nécessitent que l’on fasse un pas de côté », même si cela peut paraître injuste aux autres : parce qu’appliquer les règles aveuglément n’est pas toujours équitable, ne faut-il pas dans certains cas savoir s’en affranchir ou les adapter, quitte à créer une rupture d’égalité ?
Pour ce chef d’orchestre , il faut enfin distinguer justesse et justice. « Les décisions sont justes dans le sens de la justesse si on choisit de les prendre par rapport à l’art. » De son point de vue, une décision injuste du point de vue individuel peut être juste dans la mesure où elle sert un intérêt supérieur – l’art – qui transcende les intérêts individuels.
« La justice, c’est l’harmonie (…). Je pense qu’instinctivement, les individus tendent vers cet idéal ». La justesse morale, « c'est chaque fois à gagner : je regagne le moment où il m'est accordé d'être en tous points la personne que je voudrais être. Mais je sais que ça ne va pas durer. » Et si finalement, plus qu’un sentiment atteignable, la justice – ou la justesse – était un idéal à poursuivre ? « L'esprit de justice, nous dit Françoise, c'est comme la vérité : on essaie de l'approcher au maximum, mais on ne trouve pas ». La justice comme quête, effrénée et infinie.
[1] Les propos entre guillemets non-référencés sont extraits des interviews réalisées par l'équipe du projet JUSTICE·S.
[2] Les Cahiers de la justice n°4/2015 : des juges sous influence.
[3] DANZIGER Shai, LEVAV Jonathan, AVNAIM-PESSO Liora, « « Qu'a mangé le juge à son petit-déjeuner ? » De l'impact des conditions de travail sur la décision de justice », Les Cahiers de la Justice, 2015/4 (N° 4), p. 579-587. DOI : 10.3917/cdlj.1504.0579. URL : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2015-4-page-579.htm
[4] – un principe de fraternité finalement consacré par le droit français. https://www.vie-publique.fr/eclairage/18715-du-delit-de-solidarite-au-principe-de-fraternite-lois-et-controverses
[5] Arthur Lockmann et Matthias Arégui, « A quoi sert le droit ? », Gallimard, 2023.