Qu’est-ce qu’une société juste ?
La justice à l’épreuve des inégalités et des exclusions sociales
Qu’est-ce qu’une société juste ? Serait-ce une société égalitarienne, où les inégalités sociales – de revenu, de patrimoine, etc. – n’existeraient pas ? Ou bien une société où les individus seraient récompensés à hauteur de leurs compétences ou de leurs efforts ? Dans cette approche, les inégalités seraient justifiées par le mérite. Le principe d’égalité des chances suffit-il à faire d’une société une société juste, comme le soutiennent les tenants du libéralisme ? Liberté individuelle et égalité sont-elles compatibles ? Une société égalitaire n’implique-t-elle pas nécessairement une part d’oppression ? Les questions soulevées par l’idée de justice sociale sont nombreuses et il n’existe pas de consensus universel sur la manière de parvenir à une société juste. Une chose est certaine cependant : si tous les êtres humains naissent libres et égaux, l’égalité en droits ne se traduit pas nécessairement par une égalité de faits. Partout dans le monde, « le contrat social est fracturé par la montée des inégalités »[1] : les 10 % les plus riches de la planète captent ainsi 52 % du revenu mondial, tandis que la moitié la plus pauvre n’en gagne que 8 %[2]. L’inégalité est encore plus criante en matière de patrimoine, puisque 10% de la population mondiale détiennent 76 % des richesses, tandis que la moitié la plus pauvre de l’humanité n’en possède que 2 %.
Dans le débat sur la justice sociale, la question de l’attribution des aides sociales tient une place centrale. Doivent-elles être universelles ou soumises à conditions, et si oui lesquelles ? En Suisse, ou prévaut une approche libérale de l’Etat providence, « l’aide sociale est perçue comme une dette » que les bénéficiaires devront rembourser si leur situation s’améliore, apprennent les artistes-enquêteurs du Joli collectif au cours de leur voyage.
Partout, le sentiment d’injustice est grand face aux inégalités, et s’exprime non pas seulement à l’égard des plus riches mais aussi contre les plus précaires, et en particulier – pauvres parmi les pauvres – contre les étrangers. C’est ce que le sociologue Olivier Schwartz nomme la « conscience sociale triangulaire »[3] : l’idée que certains sont plus aidés que d’autres, profitent des allocations financées par ceux qui travaillent qui, finalement, payeraient pour tout le monde. Ainsi les difficultés économiques et les inégalités sociales nourrissent-elles la xénophobie, comme les membres du Joli collectif ont aussi pu le constater en Grèce, où la question de l’accueil des réfugiés est, sur fond de crise économique et politique, explosive.
« Justice de classe »
Pour beaucoup des personnes rencontrées par le collectif, que ce soit en France métropolitaine, en Belgique, en Grèce, en Nouvelle-Calédonie ou au Québec, où les populations autochtones sont largement discriminées par le système pénal, les citoyens ne sont pas tous égaux face à la justice. De fait, les inégalités sociales se reflètent dans le traitement de la délinquance. C’est ce que Michel Foucault avait appelé la « gestion différenciée des illégalismes » : les infractions des pauvres ne sont pas sanctionnées de la même manière que celles des riches, « plus souvent traitées sur un circuit non pénal (administratif, civil, transactionnel) que les illégalismes des classes inférieures »[4]. « L’amende est bourgeoise et petite bourgeoise, l’emprisonnement ferme est sous-prolétarien et l’emprisonnement avec sursis est populaire », résumait le chercheur spécialiste des statistiques pénales Bruno Aubusson de Cavarlay[5] en 1985. Des constats qui valent encore aujourd’hui : à infractions égales, les personnes sans domicile fixe ont deux fois plus de probabilités que les autres d’être condamnées à une peine de prison ferme[6] en France. Au total, plus de la moitié des personnes détenues étaient sans emploi avant leur incarcération[7]. Et si l’attention médiatique pour la délinquance des élites augmente, pouvant donner à certains l’impression que la justice s’en prendrait aujourd’hui « davantage aux puissants qu’à ceux qui ne le seraient pas »[8], les apparences sont trompeuses : les condamnations prononcées à leur égard en France diminuent en réalité, note le chercheur Pierre Lascoumes[9].
Pour des sociétés inclusives
Au-delà des inégalités liées à la position sociale, au revenu et au patrimoine, les sociétés sont traversées par une multitude de rapports sociaux (racisme, sexisme, hétérosexisme, validisme, etc.), qui produisent autant de formes d’exclusion et de marginalisation – comme cet enfant porteur d’un trouble psychique pour lequel l’inclusion reste un vœu pieux, ou ce jeune homme kanak et gay, qui fait quotidiennement face à la violence et peine à trouver sa place dans le monde. Ainsi se dit, en creux, le souhait d’un monde plus inclusif, mais aussi plus respectueux des cultures et des communautés.
[1] https://www.un.org/fr/observances/social-justice-day
[2] https://wir2022.wid.world/www-site/uploads/2021/12/SummaryWorldInequalityReport2022French.pdf
[3] https://laviedesidees.fr/IMG/pdf/20090922_schwartz.pdf
[4] Sacha Raoult et Arnaud Derbey. « La justice de classe, la nouvelle punitivité et le faux mystère de l'inflation carcérale », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, vol. 1, no. 1, 2018, pp. 255-265. https://www.cairn.info/revue-de-science-criminelle-et-de-droit-penal-compare-2018-1-page-255.htm
[5] Bruno Aubusson de Cavarlay (1985), « Hommes, peines et infractions. La légalité de l'inégalité », L'Année Sociologique, 35, pp. 275-309.
[6] Virginie Gautron, Jean-Noël Retière, « La décision judiciaire : jugements pénaux ou jugements sociaux ? », Mouvements 2016/4, n° 88.
[7] https://oip.org/en-bref/qui-sont-les-personnes-incarcerees/
[8] Propos extraits des interviews réalisées par le Joli collectif dans le cadre du projet Justice.s.
[9] Pierre Lascoumes, « Quelle justice pour les élites délinquantes ? », Délibérée, vol. 19, no. 2, 2023, pp. 57-63.