Sur l’eau · circulation, quadrillage et maitrise.

Type de document
journal de bord
Lieu·x
Bruxelles, Bretagne Romantique
Thématique·s
JUSTICE CLIMATIQUE
Date
septembre 2021
Auteur
Marie-Lis Cabrières

En vélo, je me sens légère, les sacoches nécessitent une certaine organisation, on ne peut pas trop porter, trop emporter.  J’ai pris, un petit livre jaune, c’est Nos cabanes de Marielle Macé, elle parle page 15, des noues, des noés qui est un nom donné à des lieux dits que l’on retrouve dans presque toutes les régions Françaises et qui désigne un état de l’eau et des façons de faire avec les eaux.  

Une noue est un fossé herbeux en pente douce, aménagé ou naturel (l’ancien bras mort d’une rivière par exemple) qui recueille les eaux, quand il y a de fortes perturbations, le trop plein trouve sa place dans les Noues. J’ai appris une phrase par cœur : « Les Noues, les Noés comme autant d’arches, arches d’eaux vives et de pratiques, où conserver non pas des choses mais des forces, où faire monter des inquiétudes, des pensées, des combats. ».  

Dans la poche de la sacoche gauche de mon vélo, j’ai aussi mon carnet vert sapin de notes quotidiennes, il y a un bout qui concerne le quadrillage du paysage, je suis en Bretagne romantique : les barrières, les grillages, les murets plus ou moins hauts qui encadrent les maisons, chaque habitat à son espace clôt devant, derrière, autour, les propriétés cloisonnées et les jardins carrés, décorés, coupés de près, à ras, en rond, même en carré, en étoile, avec des décorations par-dessus le marché. Il y a un jardin qui déborde, foisonnant, touffu, recoins, cachettes, envie de se frayer un chemin en poussant les plantes pour voir derrière, il y a une impression d’abandon vivifiante, un espace libre, qui fait tache parce qu’il est en face d’un nouveau lotissement carré/bétonné qui se construit.  


Description du projet donné lors d’une activation de l’installation JUSTICE·S, le Grand Tour : À chaque fois on circule sur un territoire d’une façon différente, à Schaerbeek, on était à pied donc là on voit sur la feuille de salle, le plan et le tracé de notre parcours, on a tenté de faire le tour de la commune. Et puis on rencontre des gens, soit avec qui on a rendez-vous, soit que l’on croise au hasard des rues, alors je vais vous raconter le récit d’une rencontre. Avec Amina dans les rues du nord de Schaerbeek, nous sommes mardi, il est bientôt midi. Fanny filme le sol après avoir filmé un entrepôt et avant de filmer un pont sous lequel passent les trains.  Amina (que l’on ne connaît pas encore) la double par la droite (je vois la scène je suis juste derrière) et l’interpelle en lui demandant si elle cherche de l’eau. Elle nous explique que son grand-père était sourcier et qu’elle se souvient le voir faire le même geste vers le sol avec un bâton que ce que Fanny faisait avec son téléphone. Ok on rigole, c’est une belle rencontre, on lui parle de ce qu’on fait et elle accepte de parler avec nous et c’est ça que je voulais vous faire entendre. Bon. 

Cette petite présentation de la rencontre avec Amina me permet quand même de faire une courte parenthèse sur cette histoire d’eau et de ce qu’il y a sous, sous les lieux que l’on traverse, quelque chose qui circule, qui dessine un paysage.  

Ce travail autour des justices a commencé pour moi, entre autres, avec une phrase de Marielle Macé qui parle des lieux dits portant le nom de « la noue, la noé », on en trouve dans toutes les régions de France. C’est un mot qui désigne un état de l’eau et des façons de faire avec les eaux.  

Voilà ce qu’elle en dit :

« Les noues, les noés comme autant d’arches, arches d’eaux vives et de pratiques, où conserver non pas des choses mais des forces, où faire monter des inquiétudes, des pensées, des combats. »  
Nos cabanes de Maricelle Macé (p.15)

L’étymologie du nom Schaerbeek : il signifierait « le ruisseau de la forêt" («schaer» forêt et «beek» ruisseau).  

Est-ce qu’on pose une question sur le nom du lieu où on fait l’entretien, de son origine et de ce qui en découle ? Et qu’est-ce que ça fait de poser cette question de la justice, des justices ici et pas ailleurs ? Le premier lieu-dit que l’on a visité en Bretagne romantique s’appelait le lieu-dit de la justice, mais finalement pour Marie-Jeanne, cela avait perdu son sens, d’une certaine manière :  

Marie-Jeanne
La croix se trouvait au croisement de deux chemins ; un qui allait d’est en ouest et un qu’on appelait le chemin rouge, je ne sais pas pourquoi on l’appelle le chemin rouge, on ne sait pas bien, on a toujours un peu fabulé là-dessus, d’autant plus qu’au bout du chemin rouge, il y a le champ de la cohue, la cohue ce n’était pas très gaie. Voilà c’est tout ce que je sais, enfin bon tout cela c’est de la transmission orale, il se peut que l’on brode aussi.
Marie-Lis
Qu’est-ce que c’est la cohue ?
Marie-Jeanne
C’est un endroit où on abattait les animaux, c’est l’équarrissage, les bêtes malades ou crevées qu’on égorgeait, on les mettait là-bas dans une cohue.
Vincent C.
On nous a dit que ce chemin rouge, c’était un endroit où les habitants réglaient leur compte ?
Marie-Jeanne
Je ne sais pas, je n’ai pas entendu ça moi. Le chemin rouge, on peut tout imaginer. C’est aussi peut-être parce que la terre est argileuse ici, donc et l’argile c’est rouge, donc est-ce que ça a un rapport vraiment avec la justice. Je ne sais pas. Mais souvent les noms voulaient dire quelque chose, dans le lieu dit, même les patronymes on retrouve des faits historiques.”

En Suisse, on a loué des vélos électriques et cela va vraiment trop vite, je vois flou, je sens flou, je suis floue. Je ne maitrise pas du tout le mode turbo, ça me fait l’effet d’être aspirée et je ne peux pas lâcher la route des yeux. Je vais me mettre en mode normal. Vous saviez qu’il y a un gardien du jet d’eau du lac Léman ? Le grand jet d’eau du centre-ville de Genève n’est pas toujours allumé, c’est quelqu’un qui vient le faire, le gardien du lac.  

Un gardien du jet d’eau et une gardienne du vestiaire de mon rêve. Garder, regarder, voir, il y a quelque chose dans le regard de celui qui garde, apprendre à voir comme une gardienne.  

Gardienne de qui ? De quoi ? Qu’est-ce que je garde ? Qu’est-ce que je regarde ? 

 

J’écoute une conférence, sur l’Aire, une rivière Genevoise, qui a été longtemps canalisée et qui vient d’être renaturée. Le projet était de garder le canal comme une empreinte du passé mais de laisser la rivière reprendre son cours, de réanimer ses méandres. L’architecte qui a coordonné les travaux dit : « Garder le canal et dessiner la rivière pour montrer la différence, montrer l’écart ». 

 

Mode Eco / Marche / Eco + / Mode Tour / Normal / Standard / Mode Sport / Dynamic / High / Mode Turbo / Extra power / Explorer  


En haut du théâtre de Saint Gervais, nous dominons la ville de Genève et discutons avec Caroline A. Elle aussi nous parle d’eau mais pas celle qui porte, qui entraîne dans son courant mais celle qui noie.  

L’eau qui serpente et façonne le paysage, et l’eau à perte de vue qui devient la perte, l’accident et la mort. Les eaux s’opposent, le courant n’est plus celui qui porte mais qui emporte. Nous sommes-nous habitués à cette situation ? À l’heure de la géolocalisation et des radars de plus en plus performants, la mer reste-t-elle un endroit de disparitions sans appels, sans signes, sans détresse ? À partir de quand sommes-nous coupables de ne pas intervenir et de quoi sommes-nous responsables à l’échelle d’une personne, d’un bateau, d’un pays, d’un continent, du monde entier ? Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que dans l’histoire des migrations humaines, des déplacements de population, on retrouve ce même taux de perte humaine ? Est-ce qu’il y a des vies qui ne doivent compter que sur elles-mêmes ? Est-ce qu’il y a des vies qui comptent plus que d’autres ?  

Je viens de lire que si tu croises un ours tu ne dois pas le regarder dans les yeux, parce que ça le rend fou :

« Les ours ne supportent pas de regarder dans les yeux des humains parce qu’ils y voient les reflets de leur propre âme. (…) Les ours, ce qui les différencie de nous, c’est qu’ils ne peuvent pas se regarder en face ».
Croire aux fauves de Nasstassjia Martin (p.126)

Je me demande ce que l’on voit quand on se regarde en face. Est-ce que vraiment, nous humain, on se regarde en face ? Qu’est-ce qu’on y voit ? Est-ce qu’on ne baisse pas les yeux ? Est-ce qu’on ne ferme pas les yeux ? Est-ce qu’on ne détourne pas le regard ? Est-ce qu’être capable de regarder en face ce n’est pas juste parce qu’on n’y voit rien ? Comment l’ours regarde pour voir son âme dans le regard de l’autre, même un autre radicalement différent comme un humain ? Comment l’ours regarde pour ne pas supporter de se retrouver face au reflet de son âme ? Et comment l’humain regarde pour être capable de se regarder en face ? 


Je lis le petit livret sur les arbres de Nouvelle-Calédonie que m’a prêté Brigitte et j’essaye de les reconnaître quand on passe devant en voiture. Le Banian, Le Bois bouchon, Le Chêne-gomme, le Cocotier, le Flamboyant, l’arbre Fougères, Le Faux Gaiac, le Houp, Le Kaori, le Neocallutropsis, Le Niaouli, Le Palétuvier, Le Pandanus, le Pin colonnaire, Le Santal. Autant d’arbres vus nulle part ailleurs mais qui me resteront inconnus. Une partie de ces arbres sont en voie de disparition du fait des feux de forêt, des déforestations pour les mines de Nickel, des dégradations liées à la prolifération de cerfs et de sangliers, espèces introduites au moment de la colonisation.  

Il y a une légende Anishnabee, un peuple autochtone du Québec, que j’ai lu dans un livre de Leanne Betasamosake Simpson, Danser sur le dos de notre tortue, et qui raconte que de grosses inondations avaient fait disparaitre toute vie de la surface de la terre. Il y a quelques survivants parmi les animaux qui flottent sur un tronc et il faut aller chercher de la terre dans le fond pour la ramener à la surface. C’est le rat musqué qui y arrive et qui meurt en remontant à la surface avec un peu de terre entre les pattes. Alors les survivants mettent cette terre sur le dos de la tortue et ce petit îlot devient plus gros, parce que les animaux ont dansé dans le sens des aiguilles d’une montre et les vents ont soufflé créant un grand cercle qui s’élargit encore et qui crée ainsi l’énorme île, sur laquelle ils vivent :  l’Amérique du Nord. 

Je regarde un documentaire, c’est Chercher le courant de Alexis de Gheldere et Nicolas Boisclair. Cela raconte une descente en canot de la rivière La Romaine, qui part du Labrador et se jette dans le Saint-Laurent, et qui est menacée par un projet d’hydroélectricité de la société d’état Hydro-Québec. Leur film se passe en 2008 et les travaux commencent en 2009. Je vois le documentaire en 2022. Cette rivière a disparu et comme ils le disent dans le film c’est devenu une série de réservoirs, une rivière harnachée pour produire de l’électricité. La rivière de la Romaine est par endroit devenue lac artificiel, à d’autres filet d’eau, son débit suit le bon vouloir des vannes, elle n’est plus praticable en canot, les truites mouchetées ont disparu, l’ours et l’orignal ne la traversent plus. Elle était habitat, elle est devenue frontière. Elle était habitée, la voilà désertée. 

J’ai une citation qui va peut-être créer un contenant pour le contenu, un vase pour l’eau des fleurs ou un aquarium pour l’eau des poissons, des berges pour l’eau du lac ou des rives pour celle de la rivière, pas facile, à contenir, à retenir, l’eau s’échappe entre les doigts alors on invente des bords, pour mieux déborder :  

« Inversement, nous insisterons sur le fait trop peu remarqué qu’organiquement le langage humain a une liquidité, un débit dans l’ensemble, une eau dans les consonnes. Nous montrerons que cette liquidité donne une excitation psychique spéciale, une excitation qui déjà appelle les images de l’eau. »