Voir · eau · déplacement

Type de document
journal de bord
Lieu·x
Bretagne Romantique, Nouvelle-Calédonie
Thématique·s
JUSTICE ET SENSATIONS
Date
juillet 2022
Auteur
Marie-Lis Cabrières

Je vais voir Béatrice, une cousine qui est juge des enfants, je la retrouve dans un café, elle me décrit son activité, ses préoccupations, le quotidien, la réalité de cette fonction, de ce rôle, de ce moment de représentation, de ce temps hors du temps qui joue sur la vie intime, familiale, personnelle, comme des cercles concentriques qui se croisent entre l’intime et la société, le privé et le public.  

Je parle aussi avec Julie, une autre cousine, qui n’est pas professionnelle de la justice mais qui en a une expérience personnelle. Elle a vécu ce temps hors du temps, ce temps long, pas au moment du procès, là ça passe vite, comme à la chaine mais c’est l’attente de ce moment parce qu’il y a un besoin vital de recul, de mouvement qui fait que l’émotion est transformée pour prendre position et se défendre, mais il y a toujours des larmes même avec le recul. Je lui demande une image sur ce qu’elle me raconte, elle m’envoie le ciel : juste lever la tête. 

Et pour Marc, quand il me décrit son histoire, je vois des couloirs interminables et c’est lourd, c’est compliqué, c’est du mensonge, de la manipulation, du temps faux qui s’étire, et qui coûte de l’argent, c’est ça aussi ça coûte cher quand ça dure longtemps et parfois juste pour des choses qui n’arrivent pas à se régler à l’échelle des personnes et où ça s’enlise dans du décor, du jeu faux et malsain, des discours, des papiers, des dossiers. C’est pour ça c’est très vaste, c’est un peu tout et son contraire, il y a tellement de façons de la vivre.  

Quand Vincent m’a dit ce mot, justice, j’ai commencé à m’informer comme ça auprès de personnes proches, j’aurais pu faire d’autres entretiens : mes cousines en procès contre leur père, Yann en procès contre son propriétaire, les démarches pour la reconnaissance de minorité de Mamadou, le métier de ma sœur, gynéco obstétricienne dans lequel tu es exposé à te retrouver face à la justice… Dans un monde où la justice peut être sollicitée pour de multiples raisons, quelle est la valeur que chacun lui donne ? 


Pour le premier voyage, j’écris chaque jour dans mon petit carnet rangé dans la petite poche de ma sacoche gauche (la droite n’a pas de petite poche), cette petite poche comme un tiroir de bureau, j’y mets aussi mon stylo et mon téléphone. Au fur et à mesure des voyages, une valise de plus en plus énorme remplace les sacoches bien ordonnées et la petite poche devient mon sac à dos dont la fermeture éclair craque, si je l’ouvre je dois tout vider, il n’y a qu’en cas d’extrême urgence que je me lance dans l’action. Dans mon sac qui craque, il n’y a plus de carnet pour écrire.  Plus je me charge moins j’écris. De toute façon je n’arrive pas à écrire sur le sujet, comme pour les dissertations je suis hors-sujet. Mais de quel sujet parle-t-on ?  

Pour ce qui est de « justice », « quand on vous dit le mot justice, vous pensez à quoi spontanément ? », et bien au cours de l’entretien, j’écoute, mais je ne sais pas trop quoi en faire ensuite, un compte rendu ? Mais de quoi on parle ? Si je m’implique, et bien sincèrement ou plutôt naturellement je ne vais pas parler du sujet, je vais être hors, en dehors dans ce qu’il y a autour de l’entretien sur le sujet.  


On choisit un endroit, une vue et puis on s’installe. On met un temps fou à installer ce foutu cadre, avec nos cordes pour calculer la bonne distance on s’emmêle, le dictaphone ne tient pas dans l’herbe, « ah le voilà dans le cadre, non plus loin, plus près maintenant sinon on n’aura pas de son », « Relation c’est la première, relation 1, on dit relation pour parler d’entretien, c’est plus spontané » … mais on a perdu le contact avec Marie-Jeanne. Plus on l’encadre plus on la perd. Avec ces histoires de distance, de bonne distance pour le cadre et de corde pour délimiter le cadre, on a coupé la relation avec Marie-Jeanne. Elle répond par bribes de phrases, par mots, oui ou non, elle veut aller dans notre sens, faire bien, entrer dans le cadre justement. Notre cadre l’a complètement figée.  

Comment faire pour avoir une image en pied donc installer ce cadre mais sans figer la relation dans cet espace ? Peut-être faut-il que le passage vers une conversation cadrée-filmée soit plus fluide, il faudrait commencer à filmer dès le début de la conversation, dès l’accord de la personne pour être filmée puis se mettre en place pour le cadre en parlant, « et puis si le cadre n’est pas parfait dès le début, on ajuste, de toute façon on ne va pas tout garder, à un moment on peut faire « relation et son numéro » mais dans un flot de paroles, comme une parenthèse qui nous permettra de se repérer pour le montage, mais pas comme un commencement ». Nous appellerons ce procédé d’installation l’air de rien : la danse de la mise en place mais ce sera pour la relation 2, avec Marie-Jeanne nous reprenons le contact simple et direct lorsqu’elle nous invite dans sa maison, autour de sa table à boire un petit verre de cidre.  


Pédaler, mettre son casque dans le panier arrière parce qu’il gène, il tombe tout le temps, à cause du chignon ou d’un choix de taille limite, voir le soleil se coucher sur le paysage, se dire que les routes sont calmes et que le casque est très bien dans le panier, constater que l’air est doux et l’ambiance dans le groupe aussi, pédaler chacun pour soi, tranquillement, pas de mode survie enclenché, en profiter pour lever la tête du guidon, regarder autour et se dire qu’il va falloir apprendre à voir, apprendre à voir peut-être autre chose que le casque dans le panier, le chignon dans les yeux et la tranquillité du voisin, lever la tête et voir : un paysage qui se couche, une carte postale, un tableau, encore un cadre encombrant, s’arrêter et se dire qu’il va falloir gratter cette surface, aller voir ce que je ne vois peut-être pas.  

La dernière fois que j’ai fait du vélo, une marcheuse m’a reproché de ne pas avoir signalé ma présence avant de la doubler sur le chemin, je l’avais surprise en apparaissant d’un coup.  

Tellement silencieuse sur mon vélo. C’est moi qui ne fais pas de bruit ou c’est elle qui n‘entend pas ?  

Olivier Remaud dans ses récits de la terre intime dit que « Notre ouïe doit être rééduquée. Elle est très engourdie. Pis elle est esclave de la vue qui sélectionne et totalement chloroformée par les milieux cacophoniques dans lesquels nous vivons en majorité. Ainsi entendons-nous uniquement les sons que nous voyons. » Il cite aussi Bernie Krause, un bio-acousticien qui a écrit Le grand orchestre animal « chaque organisme vivant du plus petit au plus grand, et chaque site de la planète possèdent leur propre signature acoustique ». Dans ce livre, je me souviens qu’il parle d’enregistrer les sons, en souvenir d’un voyage, plutôt que de prendre des photos.  

Dans le monde physique, l’onde sonore se propage plus lentement que la lumière. Au cours d’un orage on voit la foudre avant d’entendre le tonnerre, est-ce ce décalage qui donne à la vue la première place dans notre approche du monde environnant ? La vue est efficace, instantanée, l’ouïe demande un peu d’attente, un petit instant de suspension.  Je vois l’éclair …et là j’entends le tonnerre.  

Occasion de changer de piste.  

J’ai fait un enregistrement du chant des oiseaux en Nouvelle-Calédonie.  


Vous connaissez l’histoire de la conférence des oiseaux ? Un poème perse du 12ème siècle, de Farid Edine Attar, qui raconte le voyage des oiseaux pour aller chercher leur roi : d’abord le désir ardent de partir et la crainte que cela inspire, puis le parcours et les difficultés, l’envie de faire demi-tour, vient ensuite la traversée des 7 vallées, ce ne sont pas eux qui volent d’une vallée à une autre, ce sont les vallées qui viennent à eux. Enfin, la rencontre longtemps différée, avec l’oiseau roi le Simorgh, qui plutôt que d’être un autre, n’est autre que soi-même. Ils contemplèrent enfin le Simorgh et ils virent que le Simorgh c’était eux-mêmes, et qu’eux-mêmes étaient le Simorgh : « Vous avez fait un long voyage pour arriver au voyageur ». La voie reste ouverte, mais il n’y a plus ni guide ni voyageur.  

Comment une histoire, un mythe, un poème inspire, donne de l’énergie pour apprendre, pour regarder aussi ? L’histoire est suggestive, elle demande à la fois un effort et un abandon. Il y a un sens qui dépasse les mots mais auquel je ne suis plus sensible, que j’entends de loin, un peu étouffé, comme de derrière une vitre épaisse, double vitrage.  

Nous avons rendez-vous à Hienghène avec Emmanuel Tjibaou, à la fin de l’entretien il nous raconte l’histoire de la roussette et de la buse qui construisent une case. Pendant la construction, la buse va faire un tour, je crois qu’elle descend vers un lac alors que la roussette termine la case. Eclate un énorme orage et quand la buse remonte du lac, elle cherche à entrer dans la case mais se pose la question « elle est où la porte ? ». Comment ça rentre un oiseau dans une maison ? Pourquoi la buse est morte hors de la case alors que la roussette est au calme à côté du feu, et dehors, tonnerre, éclair et inondation.  

« Il est 17h49, c’est l’heure où je dois être à Voh, je vous dis alors c’est triste d’en arriver là. Je vous dis parce que j’ai raconté cette histoire par rapport à la question que j’aurais aimé qu’on me pose, là ce que vous venez de me demander. La roussette elle mange quoi ? Elle mange des fruits. Et la buse ? C’est un rapace. L’un vit le jour, l’autre la nuit. Voler droit et voler à l’envers, la buse elle va rentrer par en haut et la roussette par en bas. Je raconte cette histoire parce qu’il y a quelqu’un dedans et quelqu’un dehors, l’idée c’est de trouver le chemin pour rentrer. La question c’est ça dans la justice de trouver la passerelle pour entrer à l’intérieur. Cheminer à la rencontre de l’autre au-delà des mentalités et des représentations. Aller j’y vais cette fois-ci je prends la route. »   

Emmanuel s’en va et j’ai ce sentiment de rester en dehors de cette histoire, comme en dehors de la case, d’en faire le tour, d’en distinguer les contours mais aucun accès à l’intérieur. Cela ne me touche pas, je n’ai pas l’habitude que l’on me raconte des fables, des mythes et pourtant c’est une expérience sensible essentielle pour comprendre, regarder, entendre peut-être.  

Je vous ai déjà raconté le rêve du sac Osprey, un sac Osprey vert d’eau qu’elle veut récupérer dans un vestiaire. La personne derrière la vitre ne le trouve pas et lui fait des signes pour lui signifier qu’il n’y a rien, et elle dit « je ne trouve rien ». Avec la vitre la voix de la gardienne est un peu étouffée. Son ventre se serre, elle panique, c’est important ce sac, une partie d’elle-même, et en fait la gardienne derrière la vitre s’énerve aussi et elle finit par dire qu’elle a son sac sur les épaules. Dès qu’elle l’entend dire ça - la gardienne ne lui dit pas directement, elle le dit aux autres gardiennes du vestiaire mais ça s’entend, la vitre est fine - c’est comme une voix lointaine, un peu sortie d’un aquarium, mais elle entend bien les mots, dès qu’elle entend cette phrase dite pour ne pas être entendue et bien elle sent les lanières de son sac sur les épaules. Ce qui lui manque, ce qu’elle croit avoir perdu est en fait dans son dos. Je vous l’ai déjà raconté peut-être ? 

Je viens de lire que dans certaines cultures l’imagination est un sens au même titre que la vue, l’ouïe ou le toucher. Et le rêve, en est une pierre angulaire. L’imagination comme le rêve s’associent à la réalité, ils n’en sont pas écartés.  

 

Bienvenue dans mon épicerie, aujourd’hui c’est porte ouverte et dégustation, j’ai préparé des plats à emporter que vous pouvez manger sur place. N’hésitez pas à mettre les pieds dans le plat, je ne suis pas susceptible, je serai à l’écoute, ne tournez pas autour du pot, plongez le nez dedans, odeur et saveurs, c’est de la gourmandise, n’ayez pas peur, soyez curieux, mais bien sûr que ça se mange. 

Bonjour madame, mais vous avez raison toutefois vous n’aurez peut-être pas assez de bras, alors prenez cette poche. Vous aurez de quoi les mettre au frais ? Le poisson et les boulettes de poulet c’est mieux. Attention au chat, il a des yeux sur le poisson. « ah sort de là, allez fiche le camp, aah »  

Mais bien sûr elle doit faire 1 bon kilo, elle est à la noix de coco, une miche de pain brioché, vous ne voulez pas goûter ce gâteau à l’ananas, oui vous n’avez plus de place.  

Mais oui, monsieur prenez ce plat, je vous le jette dans l’ascenseur, juste sur le départ, celui-là c’est à emporter, le mille-feuille à la cannelle, je vous jette la boite, les portes se ferment et bon voyage, vous serez heureux de le partager en attendant l’avion, vous ne le trouverez nulle part ailleurs celui-là.  

Prenez de la salade avec les croûtons et la féta, les spaghettis avec un petit goût de cannelle, des achards aubergines, coco ou papaye, du sirop d’érable ?  

Pour boire : un Kava ou vous préférez de l’ouzo ? Le kava, vous le buvez d’un coup, debout puis vous pouvez vous rincer la bouche si besoin ou cracher si nécessaire, c’est un goût amer, fin à vous de sentir. Et vous allez vous asseoir à une table, vous pouvez discuter et voilà ça se boit cabosse par cabosse. Ça ce sont des jeunes pousses d’épinettes, ça se picore en marchant dans la forêt. Il y a de la viande de cerf ou un gratin de langoustes. Oui ce sont des coquillages, oui bien sûr comme un trésor, un cadeau mais n’en prenez pas trop c’est mieux sur une plage que dans votre baignoire. Une fois chez vous ce ne sera plus le même effet. L’igname est la représentation de l’homme comme le tarot d’eau l’est pour la femme, tiens et ça c’est une couronne en pandanus.  

Et puis vous pouvez prendre des beignets de citrouilles cuites à la vapeur : je vous donne la recette si vous n’avez plus faim, après les avoir fait cuire, les laisser égoutter dans une passoire pendant toute la nuit puis faire une patte avec sucre, œuf, farine. Au marché, je passe d’un étal à l’autre, comme dans un rêve, je ne reconnais rien, « qu’est-ce que c’est ? », des odeurs inconnues, je regarde ce qui pousse sur place, je ne saurais pas le cuisiner, et donc j’embarque tous les plats déjà préparés.